Faire des ordres

Faire des ordres, entretien par Nina Leger, Specimen Numéro 9, novembre 2016

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Né en 1987, Quentin Lefranc a d’abord été formé à l’École d’Art de Rueil-Malmaison, puis à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Dans son travail, il cherche à reconfigurer les coordonnées ordinaires de la peinture en la (dé)composant dans l’espace d’exposition. Représenté par la galerie Jérôme Pauchant, Quentin Lefranc expose jusqu’au 17 juillet 2016 à Berlin, à la galerie Gilla Lörcher, dans le cadre de l’exposition collective Fabric. Au printemps 2017, il interviendra sur le blockaus HUB, à Nantes.

 

Specimen Ton travail est situé à la confluence de plusieurs pratiques que tu convoques et que tu déplaces en même temps, qu’il s’agisse de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, du design… Comment réarticules-tu les définitions et les distinctions classiques de ces médiums?

Quentin Lefranc J’aime qu’il y ait une circulation entre les disciplines et les réflexions. On pourrait considérer mon travail comme la recherche d’un développement de la peinture dans l’espace. Pour mener ce projet à bien, je crée des échanges, j’ouvre la peinture à l’architecture, au design ou même à la musique. D’autres artistes, bien avant moi, ont opéré ce type d’extension. Je pense par exemple au groupe De Stijl et à Gerrit Rietveld ou à Theo Van Doesburg, qui ont justement travaillé l’expansion de la peinture à l’espace, au mobilier et à l’architecture. C’est pour cela que dans mon exposition à la galerie Jérôme Pauchant, en septembre 2015, j’ai ouvert le parcours par une référence à Donald Judd qui a conçu un mobilier pour accompagner ses œuvres, tout en maintenant une distinction entre les œuvres d’une part, le mobilier utilitaire de l’autre et que je l’ai achevé par une référence à Rietveld. Il s’agissait pour moi de mettre l’accent sur le travail de Rietveld, car les distinctions entre œuvre et objet, mais aussi entre disciplines, y sont abolies. J’aime aussi un artiste comme Absalon, parce que son travail se situe entre l’objet peint, la sculpture et l’architecture.

Sp Quand tu parles de développer la peinture dans l’espace, c’est donc que la peinture est le point de départ de ton travail? Est-ce que, même quand tu travailles à partir d’une chaise de Judd ou de la pochette d’un album de punk, il s’agit toujours de penser la peinture?

QL C’est toujours un vocabulaire de peinture et de matériaux liés à la peinture qui m’intéresse. Par exemple, quand je fais Black Flag, en spatialisant la couverture de l’album Nervous Breakdown du groupe de punk Black Flag, j’utilise de la toile libre ou tendue sur châssis, ainsi que des éléments de châssis démontés et peints en noir, c’est-à-dire que j’exploite le vocabulaire matériel de base de la peinture. Le bois peint et la toile sont les matériaux principaux de mon travail, mais j’utilise ce vocabulaire pour le détourner de ses usages classiques. J’ai réalisé une de mes pièces intitulées Devo pour le prix Marin, qui est un prix de peinture. J’ai saisi cette occasion pour jouer avec les éléments mêmes de la peinture et pour les détourner. Par exemple, il était évident que la plupart des pièces qui allaient y être présentées seraient accrochées aux murs. J’ai voulu prendre le contrepied et j’ai joué sur les deux plans qui restaient: le sol et le plafond. En dégageant la peinture du mur, en créant une polarité entre une toile accrochée face contre le plafond (de manière à ce que seul le revers du châssis soit visible) et des éléments posés au sol, j’ai joué la peinture comme un espace. Quant au titre, Devo, il fait référence à un groupe de rock formé dans les années soixante-dix. Un de leurs morceaux les plus connus est une version de «Satis- faction» des Rolling Stones, rejouée avec un rythme punk associé à des éléments discos. Un des fondateurs de Devo, Gerald Casale, résumait leur travail en disant : «Il s’agit de prendre des composés génétiques et de les faire muter, de les comparer à d’autres structures. […] Comme mettre la tête d’un singe sur un bébé. […] Réordonner les choses et les voir différemment. Ce qu’on a fait, c’est juste prendre un truc qui passait, le mettre en pièces et le restructurer à 180° de ce qu’il était. Simplement prendre tout ce qui est ignoré et le mettre en relief pour faire naître une réflexion. Brouiller toutes les hypothèses, tous les acquis, toutes les satisfactions.» J’ai adopté le même genre d’approche avec le vocabulaire de la peinture : le mettre en pièces et le restructurer.

Sp Le vocabulaire pictural de base que tu utilises n’est pas seulement matériel. Par exemple, tu travailles souvent à partir de la perspective. C’est le cas dans une pièce intitulée Fragments, c’est aussi le cas dans une pièce au titre polysémique: Annonce pour un tableau

QL Beaucoup de mes pièces peuvent être décrites comme des manières de poser les fondations d’un espace. L’œuvre alors, pose une question : dès lors qu’on a la base, que peut-il se passer? Le titre de Annonce pour un tableau s’inspire bien sûr des Annonciations italiennes, ces représentations picturales de l’Annonce faite à la Vierge qui furent, au XVe siècle, un des lieux par excellence de l’exercice perspectif pour les peintres. Mais, dans mon travail, je ne produis pas la représentation d’une annonce, mais l’annonce du tableau lui- même. Et cette annonce reste suspendue. Avec du bois, du scotch, une bâche de plastique, je mets en espace le soubassement du tableau, je montre ce qui vient avant le tableau lui-même. Annonce pour un tableau pose des prémices.

Sp Et dans le cas de Fragments?

QL Pour Fragments, j’ai réalisé un dessin de pave- ment en perspective à l’ordinateur. Je l’ai imprimé à échelle 1, je l’ai reporté sur bois, puis j’ai procédé à la peinture et à la découpe. J’ai ainsi obtenu une sorte de châssis en perspective. Je l’ai ensuite recouvert d’un voilage. Matériellement,Fragments est donc l’équivalent d’une réduction de la peinture au minimum de ce qu’elle peut être: une toile tendue sur un châssis. Mais, cette toile est un voilage, elle laisse apparaître, en transparence, la structure du châssis, ce dessous que la toile, d’ordinaire, dissimule. Et ce châssis que l’on voit apparaître, en reproduisant une structure perspective, joue lui-même comme le dessin normalement reporté sur la toile, et non sous elle. Le voile joue et déjoue la peinture tout à la fois. Il laisse voir l’envers du décor.

Sp Oui, le voile laisse voir «derrière» la toile ce qui, d’ordinaire, est «sur» la toile. Mais aussi, tu nous fais voir la perspective, là où le tableau classique propose au spectateur de voir une image «en» perspective. C’est-à-dire que la structure est censée s’abolir dans ce qu’elle montre. Ton travail, au contraire, semble orienté vers une mise au jour des structures sous-jacentes, soit que tu reprennes des structures canoniques comme la perspective, soit que tu utilises des œuvres fameuses de l’histoire de la peinture et que tu les réduises à des structures spatiales élémentaires, comme tu as pu le faire avec la Vénus d’Urbin du Titien ou avec l’Arrangement en noir et gris n°1, Portrait de ma mère de James Whistler.

QL J’aime l’idée qu’un tableau traditionnel soit construit comme une matière à circuler à travers des icônes, des idées, des représentations, des axes, des plans… Mon intervention consiste à exposer cela et à proposer d’autres circulations, à ouvrir les compositions qui s’étaient stabilisées. En utilisant des images, j’essaye de ne pas en faire. Aujourd’hui, on produit et on voit beaucoup d’images. Je trouve donc qu’en tant qu’artiste, il est difficile de surenchérir et que ce qu’il reste à faire, c’est de mettre en lien des choses qui ont déjà été faites et de proposer de nouvelles circulations. C’est d’ailleurs le principe d’Internet: Internet est une manière de circuler, de manipuler, de recroiser les éléments et de les laisser disparaître. Ouvrir et établir des liens: voici deux gestes qui m’importent. Et c’est pourquoi, alors que certains de mes travaux peuvent sembler être des déconstructions d’images ou d’objets préexistants, je les considère bien plutôt comme des assemblages. En défaisant, on crée des liens nouveaux, des liens qui n’apparaissaient pas dans l’image quand elle était constituée et figée. Là encore, on pourrait se référer au travail de Devo.

Dans les deux œuvres que tu viens de citer, j’ai voulu comprendre comment des images avaient été construites. Dans le cas de l’Arrangement de Whistler, ce qui m’a arrêté, c’est cette portion d’appartement, ce fond qui est un dispositif que l’on retrouve dans plu- sieurs de ses œuvres et qui, finalement devient le sujet de l’œuvre, alors que celle-ci se présentait comme un portrait. Dans le cas de la Vénus d’Urbin, l’espace m’a frappé parce qu’il me semble être la traduction d’une conception mentale. Il y a ce plan noir qui obture la moitié du tableau, ce nu qui n’est pas possible anatomiquement, cette perspective qui est trop relevée puisqu’elle impliquerait que la Vénus soit allongée sur un matelas au sol, ce qui est largement improbable… C’est un tableau qui se présente comme une construction, qui révèle l’artifice de sa spatialité. C’est cela qui m’intéresse, cette image qui se déconstruit d’elle-même. Et puis, c’est un tableau qui a déjà été pris comme objet et réinterprété : copié par Ingres, repris par Manet, et ainsi de suite.

Sp C’est étonnant, quand tu parles de la Vénus d’Urbin, tu évoques tout ce qui dysfonctionne dans l’espace du tableau, comme si c’était précisément ces dysfonctionnements qui lui donnaient sa valeur. Que vois-tu dans ces impossibilités de construction?

QL Elles révèlent l’artifice du tableau. Les raisons qui m’ont conduit à m’intéresser à la Vénus d’Urbin sont les mêmes que celles qui m’ont orienté vers la perspective. Si on regarde les tableaux du XVe siècle italien, ceux qui suivent de près l’invention de la perspective, on s’aperçoit que l’espace y est extrêmement artificiel, c’est un décor, c’est une scène, ce n’est pas l’image réaliste d’un lieu. La perspective y révèle son caractère géométrique et intellectuel de plan sur lequel viennent circuler des personnages. En regardant la peinture de cette époque, on voit combien la perspective est une manière, très intellectuelle, très rationalisée et finalement tout à fait artificielle de construire l’espace de la représentation. On retrouve aussi cela chez certains flamands. Chez un artiste comme Saenredam par exemple, quand on regarde ces immenses intérieurs d’églises et ces pavements géométriques, on comprend que la perspective est devenue l’objet de la représentation et que le tableau n’a pas d’autre vocation que de proposer une représentation de l’espace. D’ailleurs, les quelques personnages qui subsistent ne sont finalement rien d’autre que des indications d’échelles.

Sp Ce travail de décomposition-recomposition, tu ne l’opères pas uniquement à partir d’images, mais aussi à partir d’objets. Par exemple, comme tu l’as évoqué tout à l’heure, tu t’empares des chaises conçues par Donald Judd, mais aussi de la chaise Zig Zag et de la Berlin Chair de Gerrit Rietveld… Pourquoi tant de chaises ?!

QL La chaise est un objet difficile et c’est ce que j’aime. La chaise est en rapport avec le corps, c’est un objet en attente de sujet. Seul le corps peut compléter la chaise: si personne n’est assis dessus, on considère

qu’elle est vide. J’ai d’ailleurs constaté que le motif de la chaise vide se retrouvait dans beaucoup de films, de même que celui de la chaise montée ou démontée, ou de la chaise abandonnée. Il y a cette scène, dans Playtime, où le personnage de Jacques Tati est assis dans une salle d’attente et passe son temps à changer de chaise. Et puis, la chaise c’est aussi, en peinture, celle sur laquelle le modèle pose: c’est, par exemple, celle où est assise la mère de Whistler posant pour Arrangement en noir et gris n°1 portrait de ma mère. Mais la chaise est aussi en rapport avec l’architecture. D’ailleurs, elle est presque une micro-architecture à elle seule. Il est intéressant d’observer les chaises conçues par des architectes pour accompagner leurs bâtiments. Le Corbusier a dessiné des chaises, Mies van der Rohe aussi, de même que Jean Prouvé ou, bien sûr, Gerrit Rietveld dont j’ai en effet démonté la Berlin Chair pour A Chair (2nd) et dont j’ai repris la Zig Zag Chair dans mon Arrangement en noir et gris. Pour ces architectes, il me semble que la chaise a presque valeur de manifeste. Elle est à la fois une extension et un point final de l’architecture. L’architecture ne s’arrête pas avant cela, parce que l’architecture, ce n’est pas uniquement une enveloppe, c’est aussi une manière de vivre. L’architecture s’étend beaucoup plus loin que la seule structure du bâtiment. Et de même que l’architecte doit prendre tout cela en charge, de même il me semble important que tout artiste ne limite pas son travail à l’œuvre seule. Il y a l’œuvre, mais il y aussi la manière dont elle sera présentée. L’artiste doit s’emparer de cela. Judd est un très bon exemple puisqu’il a lui-même conçu les espaces dans lesquels il voulait que ses œuvres soient exposées. C’est notamment pour cela qu’il a construit ses chaises: elles ne sont pas des équivalents de ses œuvres, elles en sont une extension.

Sp Quand tu reprends les chaises de Judd, tu reproduis leurs éléments de base, en conservant les mêmes couleurs et les mêmes mesures, mais tu ne montes que partiellement ces éléments. Certains panneaux restent au sol, d’autres sont appuyés contre les montants, etc. Ainsi, par rapport à l’original, les éléments sont identiques, mais la forme est destituée, éparpillée. On a les éléments d’une chaise sans avoir de chaise. On a la situation de ce qui pourrait être une chaise.

QL Pour les A Chair, on a en effet tous les éléments nécessaires à l’idée de la chaise de Judd. C’est également le cas pour A Chair (2nd) réalisée d’après la Berlin Chair de Rietveld. Donc tous les éléments sont là, la chaise doit pouvoir exister, mais je suspends le montage en cours, parce que ce qui m’intéresse, c’est justement ce qui se passe avant que la chaise n’existe. Les Chairs impliquent un objet, mais celui-ci demeure absent.

Sp De même que tu cherches à rester en retrait de l’image quand tu travailles à partir d’un tableau, tu restes en retrait de l’objet – et de l’image que fait l’objet dès lors qu’il a une valeur iconique ?

QL Il y a une question qui me préoccupe, à savoir : à partir de quel moment est-on dans l’image? Je veux me placer en amont ou en aval de ce moment. Cela vaut aussi pour mes travaux sur la perspective: je reviens à la base de l’image pour la contourner, car, encore une fois, en tant qu’artiste, il me semble qu’il ne sert plus à rien, aujourd’hui, de produire de nouvelles images. Et puis, il me semble que les images ou les objets sont souvent plus existants juste avant de disparaître. Le dernier souffle d’un objet peut être ce qu’il a de plus puissant. Dans la série Chairs, les chaises de Judd sont presque en train de disparaître et la question posée est : à quel moment est-ce que ce n’est plus une chaise de Judd? Je m’intéresse aux formes géo- métriques, mais je préfèrerais toujours un open cube à un cube parfait et clos ! Il y a beaucoup plus de choses qui se passent quand le cube est ouvert que lorsqu’il est achevé.

Par ailleurs, je m’intéresse beaucoup à la question des dernières œuvres, des dernières images, de leur disparition ou de leur refus. Quand, par exemple, je me suis emparé de la pochette du vinyle The Shape of Punk to Come, le groupe Refused ne s’était pas encore reformé, et je voulais invoquer un groupe dont l’histoire avait été très courte, très engagée, très violente, contestataire. Ils s’étaient séparés après la sortie de The Shape of Punk to Come. Ce qui devait être leur dernier concert, à Harrington, fut interrompu par les autorités au bout de la troisième chanson. Plus que l’aspect visuel de la pochette du vinyle, ce sont les positions du groupe et ce contexte, ce concert interrompu, cette dernière image jamais complétée, qui m’ont attiré. C’est un peu la même chose pour l’album de Black Flag: à nouveau, c’est un groupe de punk, anarchiste, et le «black flag» lui-même, le drapeau noir, exprime un refus de l’image. Refuser une image par le noir, c’est ce qu’a fait Ad Reinhardt, c’est ce qu’a fait Frank Stella aussi – mais ce n’est certainement pas ce que fait Soulages en revanche… Quand Stella réalise une série de peintures noires, il fait un geste très fort. En un sens, il engage la peinture contre le tableau.

Sp Si, dans ton travail, tu soustrais des objets ou des œuvres à leur image, qu’en est-il de l’image que pourraient, à leur tour, produire tes propres assemblages ?

QL La notion d’ouverture est essentielle dans mon travail. Les choses doivent rester ouvertes. Je n’attache aucune importance à la matérialité des objets que je produis. J’utilise du bois, de la toile, mais aussi du contreplaqué, de l’aluminium, du plexiglas, du papier, c’est-à-dire que j’ai toujours recours à des matériaux faciles à trouver et sans noblesse particulière. S’il faut refaire une pièce, je la refais : il n’est pas question d’original ou d’authenticité. Elles sont appelées à se déplacer. De même, je n’attache pas plus d’importance à la forme de mes œuvres. Il n’y a aucune fétichisation de l’objet dans mon travail. Dans les configurations que je propose, aucun élément n’est figé: les dispositions sont sans cesse remises en jeu. C’est pourquoi mes Chairs se transforment selon l’endroit où elles sont installées, à travers elles, je réfléchis à une manière spécifique d’occuper la zone. Il est aussi arrivé qu’au cours de certaines expositions, des chaises soient légèrement déplacées et que je ne rectifie rien. Le fait que je les ai placées de telle ou telle manière n’a pas tellement d’importance. Si on pense à un dé ou à un caillou, ce sont là des objets qui n’ont pas de dessus et de des- sous, pas de bon sens et de mauvais sens. Puisque mes chaises ne sont pas encore des chaises, elles aussi n’ont ni bon, ni mauvais sens. Ce sont des configurations qui ne sont pas dictées par une représentation, elles se prêtent au geste qui les déplace. On a évoqué le rôle que jouaient les matériaux dans mon travail, les matériaux simples comme la toile, le châssis, etc. On pourrait ajouter le geste à cette liste. Comme les matériaux, les gestes que je fais sont simples. Il s’agit de mettre une toile au plafond, de placer un élément dans un angle, il s’agit, finalement, de situer. Et l’œuvre n’existe pas sans ces gestes de situation qui, sans cesse, la transforment. Ces gestes appartiennent à l’œuvre, construisent son histoire. Par exemple, plus les Chairs seront exposées, plus l’œuvre sera riche.

Sp Tu documentes chaque état d’une œuvre?

QL Oui, j’archive les différentes présentations qui composent l’histoire de l’œuvre et qui, en un sens, lui donnent du corps. Ces œuvres sont plastiques, je suis constamment en train de les monter, de les démonter, de les déplacer. Mon travail est remis en jeu et rejoué sans cesse, au point qu’il revêt une certaine dimension ludique : on peut envisager les chaises comme des jeux à assembler, comme des dés à relancer. J’aime envisager l’artiste comme un joueur. Dans certaines de mes œuvres, la référence au jeu est explicite, ainsi dans une des mes pièces intitulée Polyèdres, et qui est en fait un tangram, ou bien dans Devo, où on trouve deux dés… Le dé est un objet que j’aime particulièrement. Bien sûr, il est impossible d’y penser sans convoquer le «Un coup de dés jamais n’abolira le hasard» de Mallarmé. Plus que le titre de ce poème, c’est d’ailleurs un autre vers qui m’arrête, quand Mallarmé écrit que «Rien n’aura eu lieu que le lieu»: cette association du lancé de dés et de la constitution d’un lieu m’interpelle.

Sp Et dans l’installation de Devo que tu avais pro- posée lors du prix Marin, un des dés était «cassé» comme on dit quand on joue: il n’est pas tombé sur une face, mais sur une arrête. C’était un dé qui attendait d’être relancé, qui exigeait de l’être.

QL Ça n’a pas de sens de ne lancer qu’une seule fois les dés! Il faut les relancer, il faut proposer à d’autres de les lancer… Dans Devo en effet, le dé est en position de bascule. Ce que j’aime dans la bas- cule, c’est qu’elle est une mise en danger de l’objet. On rejoue tous les équilibres. Dans un entretien avec Hans-Ulrich Obrist, Claude Parent dit une chose que je trouve extrêmement juste et très actuelle, il dit que «l’homme, au point où il en est arrivé, est en crise, et que cette crise vient du fait qu’on l’enferme dans des murs orthogonaux et qu’on le fixe sur des plans horizontaux, je dis que là-dedans, il est en stabilité et en position de confort, et que si l’homme veut faire quelque chose de son troisième millénaire, il faut le déstabiliser, il faut le mettre en situation d’inconfort et l’oblique est faite pour cela ». Mon travail est un travail géométrique, mais dans la géométrie, j’introduis souvent des éléments de bascule. Sans contrevenir à la géométrie, la bascule met en danger son équilibre, la déstabilise. Dans les Chairs, dans Annonce pour un tableau, on trouve des éléments en position de bas- cule. Dans l’exposition de la galerie Jérôme Pauchant en septembre 2015, je présentais In Principio (E poi), une pièce inspirée de l’architecture de la Neue Nationalgalerie de Berlin conçue par Ludwig Mies Van Der Rohe. Ce bâtiment est strictement orthogonal. J’en ai fait une maquette et celle-ci est devenue un socle pour un autre élément, bien plus grand qu’elle, qui s’appuie sur elle et qui bascule à l’oblique. Par ailleurs, là où la maquette est peinte dans un noir uni, le second élé- ment est recouvert par un motif de Ettore Sottsass qui accentue encore l’effet de perturbation.

Sp Et puis, il y avait ces deux murs que tu avais choisi de peindre, l’un en vert, l’autre en rouge. Ces deux pans parallèles mais placés à deux niveaux différents de l’espace provoquaient aussi un effet de perturbation, une sorte de mise en mouvement de l’es- pace de la galerie.

QL Oui, ce sont deux pans de mur qui font face à l’entrée mais se trouvent à des niveaux différents: le pan vert était en avant et le rouge en retrait. Je les ai peints pour insister sur les idées de circulation entre les éléments et d’extension de la peinture à l’espace, mais aussi pour souligner la structure de l’espace dans le- quel j’intervenais. Puisque j’exposais dans cette gale- rie et que mon travail est lié à l’espace, je devais comprendre la manière dont celui-ci fonctionnait. Je l’ai fait par la peinture et j’ai choisi de placer en avant la froideur du vert et de placer au fond le rouge. Ça permettait de provoquer une sorte de renversement de l’espace. à ce sujet, même si je n’aime pas du tout la peinture de Le Corbusier, je trouve passionnantes les réflexions qu’il a menées sur le placement de la cou- leur dans l’architecture et sur la manière dont la couleur joue dans l’espace. à la Villa Savoy, il ne peint pas n’importe quel mur en rose, il peint celui dans lequel est percé la fenêtre bandeau, celui qui sert de cadre à cette fenêtre et donc au paysage: le vert du paysage et le rose du mur jouent ensemble. Un bleu aurait créé d’autres rapports. Ce n’est pas de la décoration, c’est de la construction.

Sp Tu disais tout à l’heure que la mise en place de tes œuvres se modifiait en fonction de l’espace dans lequel elles étaient montrées. Est-ce aussi une des manières selon lesquelles tu convoques le modèle architectural ? Comme une manière de se saisir de l’espace ? Une manière de ne pas seulement considérer les objets mais aussi le vide qui les sépare ?

QL En un sens, j’utilise l’espace pour lutter contre l’idée d’objet, contre l’espace de sacralisation, de fétichisation de l’objet. Ça va de pair avec mon peu d’intérêt pour la matérialité des objets que je crée. Par exemple, j’ai réalisé une œuvre intitulée Parcours (sans erreur) que j’ai installée dans la galerie Marine Veilleux. Il s’agissait de cinq barres d’obstacles – celles qu’on trouve dans les parcours équestres – que j’avais récupérées et repeintes. Je les avais installées sur les deux niveaux de la galerie et même dans l’escalier. Elles par- couraient l’espace. On m’a demandé s’il était possible d’acquérir une des barres. J’ai refusé car ce qui était, pour moi, l’objet de l’œuvre, c’est la manière dont elles étaient agencées les unes par rapport aux autres. Les espaces, les intervalles comptaient autant que les objets. Si on prend l’architecture, on peut la considérer comme un bloc, mais aussi comme un agencement de plans et de vides. D’ailleurs, le geste moderne en architecture, c’est la suppression des frontières entre l’intérieur et l’extérieur : encore une fois, le cube s’ouvre…

Sp Si l’intérieur et l’extérieur de l’œuvre ne sont plus distingués par une ligne de frontière, comment envisages-tu la question de la photographie d’œuvre ? La photographie cadre et souvent, quand elle prend pour objet une œuvre, elle l’abstrait de son environnement. Comment procèdes-tu?

QL Les plans serrés ne m’intéressent pas du tout. à chaque fois j’essaye de laisser beaucoup d’espace autour de la pièce. J’aime qu’on voit le lieu où elle est située et la manière dont elle l’occupe. Je veux qu’on voit comment elle s’appuie, comment elle vient se poser dans l’espace. Ce weekend, j’ai fait photographier Arrangement en noir et gris. On m’a demandé si j’avais besoin d’un cyclo, ces grands fonds qui viennent neutraliser l’espace et qu’on utilise beaucoup pour les prises de vue en studio. Je n’en voulais surtout pas, je voulais qu’on voit le sol, les plinthes, l’élévation du mur… Dans toutes mes photographies, il y a le sol et ce qu’on pourrait appeler le seuil, cette ligne entre le mur et le sol. On la voit à chaque fois. Même lorsque je photographie mes maquettes ou que je photographie des œuvres qui sont uniquement accrochées au mur: voir le sol permet de placer ces œuvres dans l’espace, elles n’existent pas uniquement par rap- port aux cordonnées verticales du mur, mais aussi par rapport au plan horizontal du sol. C’est un moyen de par- tir du tableau et de le développer dans l’espace puisque l’angle est le début d’un espace.

Sp Ta préoccupation pour l’espace de l’œuvre, ton goût de la géométrie, tes choix de matériaux simples, tous ces éléments pourraient faire de toi un héritier du mouvement minimal. Tu cites explicitement Judd dans ton travail, mais plus largement, comment te situes-tu par rapport à ce mouvement?

QL Deux choses m’intéressent dans le mouvement minimal. La première, c’est que tout ce qui est nécessaire est là et il n’y a rien de plus. Un cube, c’est juste un cube. La seconde chose qui m’intéresse, c’est que quand les minimalistes adoptent cette position radicale, au début des années soixante, ils le font par rap- port aux excentricités de l’expressionnisme abstrait: il s’agit d’isoler l’œuvre de tout ce qu’elle a pu avoir de psychologique et de métaphysique. Il y a un côté très ironique dans l’apparition de l’art minimal.

J’aime cette rigueur de l’art minimal. Mais le risque qui accompagne cette rigueur, c’est de tomber dans un travail dont les implications seraient strictement formelles. C’est sans doute pour échapper à cela que je m’appuie sur des citations, des liens, des références. Des artistes comme Pino Pascali, Giulio Paolini ou Mario Merz m’intéressent. Ils n’appartiennent pas au mouvement minimal mais ils en ont la rigueur formelle et la même opposition au superflu. Mais à cela, ils adjoignent une conscience de l’histoire de l’art et un engagement politique qui, pour moi, manquent au mouvement minimal.

Sp Je voudrais revenir à l’idée de bascule que tu évoquais tout à l’heure pour évoquer une des tes pièces qui se distingue des autres parce qu’elle utilise la photographie, il s’agit de la série Tobruk 1, 2, 3. Par la photographie, mais aussi par le dessin et par le langage, tu t’intéresses à une architecture d’un type bien spécifique: le blockhaus, mais un blockhaus, qui semble basculer, un peu comme le dé dans Devo. Comment ce blockhaus est-il entré dans ton travail ?

QL Dans ce blockhaus, il y a tout à la fois le bloc, le plan, le basculement, et la destitution de la forme, puisqu’il semble sur le point de disparaître. Ces petits blockhaus qu’on trouve sur la côte Atlantique sont d’un type spécifique, ils étaient appelés Tobruk par l’armée allemande et ils jouaient le rôle de cellules de repli ultimes. Ce sont des sortes de cellules d’habitation minimales qui reposent sur une parfaite simplification des formes. Ce serait difficile de faire mieux que ça en termes de sculpture! Et, en effet, le Tobruk que j’ai photographié est en basculement. Ce n’est pas exactement le cube du dé qui bascule, mais on en est pas loin. Le basculement du blockhaus est lié à son architecture. En fait, les blockhaus sont construits sans fondations, car s’ils en avaient et qu’une bombe tombait à proximité, ils s’effondreraient. Au contraire, si la structure est construite sans fondations elle fonctionne comme une bouée flottant sur l’eau. En cas d’impact, elle suit le mouvement du sol et, comme elle est aussi mobile que lui, elle absorbe le choc sans s’effondrer. C’est donc une structure qui demeure mobile malgré sa massivité et son espèce de brutalité: c’est pour cela qu’elle m’a attirée. Je l’ai photographiée, mais je l’ai aussi dessinée et je l’ai décrite. Photographie, dessin et langage étaient trois manières de parler du blockhaus.

Sp On trouve une autre pièce photographique dans ton travail, elle s’intitule À l’Ouest des rails, et elle date de 2012. Il me semble qu’elle partage une sorte d’air de famille avec Tobruk.

QL Oui, j’aime photographier des situations sculpturales. Pour À l’Ouest des rails, il s’agit de traverses de rails empilées. Il y a une matérialité très forte qui m’arrête dans ces objets, ce bois très lourd, très dense. Et puis le rail dit des choses : d’ordinaire c’est le travelling, c’est l’avancée dans le paysage, mais sur cette image, c’est un empilement, un bloc qui obture la vue et qui joue comme un mur. Il arrête le travelling en coupant le plan horizontal.

Sp On revient donc à cette stratégie d’évitement des images qui marque ton travail. En 2015, tu as réalisé une installation nommée Dos au paysage: c’est une grande photographie de forêt imprimée sur un panneau. Sur ce panneau est fixée la structure rudimentaire d’un banc : ainsi, si nous devions nous asseoir, nous tournerions le dos à l’image. On pourrait aussi évoquer un projet que tu as mené en 2010, au CNAP (Centre national des arts plastiques), et qui s’intitulait Pas d’image. C’était il y a cinq ans, mais c’était quasi- ment un titre programmatique.

QL Paradoxalement, Pas d’image était une œuvre dans laquelle il y avait énormément d’images, simplement elles ne se manifestaient pas de la manière dont on attend qu’une image se manifeste. J’ai réalisé ce projet à partir des archives CNAP. Pour toutes les œuvres qui ont disparu des collections et pour les- quelles on ne dispose d’aucune reproduction, les archives conservent un document sur lequel il est inscrit «Pas d’image». Le titre vient de là. J’ai repris toutes ces notices et j’ai utilisé les informations qui y étaient conservées (nom de l’artiste, titre de l’œuvre, date, dimensions, technique…) pour réaliser des cartels. Puis, en respectant les dimensions indiquées, j’ai tracé au mur les contours de ces œuvres disparues et j’ai accroché les cartels à leur côté. Puisque les œuvres étaient manquantes, leurs cartels prenaient énormément d’importance et la fonction de l’image était déléguée aux titres dont on s’apercevait qu’ils pouvaient susciter des images mentales d’une grande précision. Quant à la pièce elle-même, il est justement prévu qu’elle dis- paraisse à son tour prochainement…

Sp Ce qui me frappe, en t’entendant parler de ces titres d’œuvres disparues, c’est que tu titres toutes tes œuvres, alors que le «sans-titre» est presque une norme aujourd’hui. Tu parlais du pouvoir qu’a un titre de susciter des images lorsque celles-ci sont absentes. Mais lorsque l’œuvre est là et que le titre l’accompagne, il a parfois pour effet néfaste de figer la vision ou l’interprétation de l’œuvre. Butor écrit par exemple que le «titre nous surveille» pendant que nous regardons une œuvre, qu’il «nous fait voir l’œuvre d’une certaine façon» et que «nommée autrement, dans bien des cas nous aurions été sensibles à d’autres détails, d’autres organisations ». Pourquoi, donc, cette fidélité au titre et comment penses-tu le dialogue qui s’établit entre la pièce, son titre et le spectateur ?

QL Pour moi, il est important de donner des titres. C’est un élément clef de mes pièces, notamment parce qu’elles sont souvent très référencées. Si le titre est une espèce de convention, il peut aussi emmener la pièce ailleurs. Il l’aide à dépasser le strict aspect formel dans lequel des regards trop rapides pourraient la cantonner. Le titre peut révéler une source ainsi dans le cas de mes pièces inspirées de Whistler, ou des pochettes de groupes de rock mais il peut aussi emmener l’œuvre vers d’autres disciplines et pratiquer des ouvertures. Ainsi, quand j’intitule une de mes œuvres Carroyage, alors qu’elle semble une parfaite citation de la peinture abstraite géométrique, je l’emmène vers autre chose car le carroyage est un mot qui vient des archéologues et qui désigne une technique qui consiste à quadriller un terrain de fouilles. Si l’on prend cela en compte, la proximité de l’œuvre à l’abstraction géométrique prend un sens spécifique: il ne s’agit pas d’un hommage, il ne s’agit pas d’une reprise ou d’une citation, il s’agit d’une archéologie sans doute ironique d’ailleurs…

Sp Dans un de tes projets en cours, intitulé Espace- ment(s), tu proposes à d’autres personnes de s’emparer d’une situation et de la réagencer. Ce geste ressemble à celui que tu fais toi-même quand tu t’empares de La Vénus d’Urbin, de la chaise de Judd, de la pochette de Black Flag

QL Espacement(s) est un ensemble de douze panneaux de bois et de plexiglas carrés. Leur format est identique, mais certains sont uniquement en plexiglas, d’autres sont à moitié en plexiglas et à moitié en bois, d’autres encore sont évidés, etc. Je voudrais proposer à quelques personnes de concevoir une mise en place de

ces structures. En choisissant leur disposition, ils constitueront un lieu, ils découperont l’espace et ils prendront la responsabilité de l’arrangement qu’ils proposeront. Celui qui choisit un arrangement, choisit ce qui se passe dans la pièce. S’il choisit, par exemple, de superposer les douze structures au milieu de la pièce, son geste pose une question: pourquoi fait-il ça et qu’est- ce que cela veut dire? Est-ce qu’il met un point final, est-ce qu’il décide de fermer l’œuvre, est-ce qu’il décide de ne pas présenter l’œuvre? C’est une prise de position. Et bien sûr, que dans mon travail, je prends moi aussi position, je me situe par rapport aux objets dont je m’empare, je prends la responsabilité de lire ces œuvres. Mais en un sens, je ne fais que poursuivre le travail que toute personne doit faire face à une œuvre pour la recevoir. Une œuvre n’est jamais donnée. Il serait démagogique de faire croire l’inverse. N’importe qui peut comprendre une œuvre même la plus conceptuelle et la plus référencée mais cela exige de s’y engager. Plusieurs fois, on m’a dit que mon travail était bon, mais qu’il fallait avoir les clefs pour le comprendre. C’est vrai, mais c’est vrai de n’importe quelle peinture d’histoire. Aujourd’hui, face à certaines œuvres, on a le sentiment trompeur d’une plus grande immédiateté parce qu’elles sont figuratives, parce que ce sont des images. Certes, mais si on n’avait pas acquis les clefs nécessaires, on ne pourrait rien comprendre de ces images. Quand on regarde toute la peinture classique, des propos y sont développés qui exigent des connaissances pour être déchiffrés. Aucune œuvre n’est autonome. Elle est liée à ce qui s’est passé avant, au contexte politique, économique, culturel, social, parfois même architectural. Et cela est aussi vrai pour une peinture d’histoire que pour une sculpture minimale. Moi-même, quand je choisis de travailler à partir d’une image, ce n’est pas uniquement pour ses propriétés formelles. C’est aussi en fonction du contexte dans lequel elle s’est inscrite et auquel elle a répondu, souvent plus encore que pour l’image elle-même.