Nuit blanche

 

Nuit blanche, Courbevoie
1er octobre – 31 octobre 2016
Parcours à travers la ville de Courbevoie avec Mara Fortunatović, Lucie Le Bouder, Lulù Nuti et Quentin Lefranc.

1 – Ponctuations, 7 blocs de béton, 40 x 40 x 40 cm chacun, voiles polyester, colle, Centre Evénementiel de Courbevoie, 2016.
2 – A se déplace maladroitement en A’ ; […] ; (la narration pourrait commencer comme ça), adhésifs, dimensions variables, collaboration graphique de Marine Jezequel, Espace Carpeaux, 2016.

 

LA CONVERSATION DES LIGNES

Cinq phrases sont inscrites au sol, cinq phrases qui tiennent à la fois de l’énigme et du théorème :
« A se déplace maladroitement en A’ ;
B prend le chemin inverse ;
C modifie furtivement sa position ;
Puis chacun revient à sa position initiale ;
(La narration pourrait commencer comme ça) ».

 

Cinq phrases que le visiteur pourrait adopter comme viatique lorsqu’il s’aventure dans le parcours conçu par Mara Fortunatovic, Lucie Le Bouder, Quentin Lefranc et Lulù Nuti. Car c’est bien de déplacement dont il est question dans ce parcours où chaque proposition interroge la manière dont une oeuvre, lorsqu’elle investit un lieu, en propose une réflexion – reflet ou pensée – qui trouble les lignes connues, déplace les contours et remet en jeu ce que les formes se tenaient pour dit.

Quatre sites ont été retenus – le jardin du Pavillon des Indes, le parvis de l’Hôtel-de-Ville, l?esplanade du Centre événementiel et le Centre Carpeaux -, quatre sites qui ne sont jamais les scènes neutres sur lesquelles se jouerait le monologue de l?art, mais que les artistes ont approchés comme autant d’interlocuteurs avec lesquels converser. Parfois, c’est sur un ton calme et posé que se déroule l’échange : l’oeuvre prolonge ce que propose le site et lui fait écho. Ainsi, quand Lulù Nuti, pour Un lieu possible 1, duplique la structure des colonnes de l’église Saint-Pierre-Saint-Paul et les déploie sur le parvis de l’Hôtel de Ville. La forme est identique, mais les lignes frêles du métal se sont substituées à la  pesanteur de la pierre, comme un écho s’amenuise en s’éloignant. Même effet de prolongation, lorsque Lucie Le Bouder tend des fils pâles sur les grilles du Pavillon et que ceux-ci s’ouvrent en faisceau et se déploient jusqu’au sol – ombre lumineuse pour grilles sombres.

Mais en d’autres endroits, la conversation se fait mouvementée  : l’oeuvre déplace le site en le bousculant, en jouant de lui pour mieux le contredire, à l’instar de Convergence Line de Lucie Le Bouder, grandes et légères structures de bois dont les contorsions fragiles, toutes d’angles brisés et d’équilibres précaires, contredisent l’architecture du Centre événementiel devant lequel elles sont installées – bâtiment massif, construit pas alternance d’horizontales et de verticales.

L’échange peut aussi être moqueur et l’oeuvre s’amuser à troubler la syntaxe connue et régulière de l’espace urbain. Quentin Lefranc (auteur de l’énigme-théorème citée en ouverture) a ainsi entrepris de reproduire à l’identique des cubes de béton présents devant le Centre événementiel et de semer aléatoirement ces cubes surnuméraires sur l’esplanade, à la manière d’un urbaniste qui construirait la ville en la jouant aux dés. Voici la planification rationnelle de l’espace urbain perturbée de l’intérieur, voici que des objets conçus pour imposer l’ordre deviennent les outils du désordre, désordre d’autant plus efficace qu’il est subreptice et s’abrite sous les traits de la géométrie et de la retenue. Ce désordre, on le retrouve aussi dans l’enchevêtrement de portes et d’arches en métal blanc installé par Mara Fortunatovic sur la pelouse centrale du Pavillon. Comme les cubes de béton, les portes servent à organiser les circulations. Qu’est-ce qu’une porte, sinon un moyen d’ordonner l’espace en démarquant des lieux contigus mais que l’on veut distincts, en fixant la chorégraphie des passages et des communications, en indiquant – sans alternative possible – par où se fait l’entrée et par où la sortie ? Toutes ces fonctions, Mara Fortunatovic les détourne. Les portes, chambranles et arches qu’elle installe ne sont pas complets, ils ne terminent aucune des lignes et aucune des frontières qu’ils esquissent, ils n’accomplissent aucune séparation et, par leur enchevêtrement, ils composent un labyrinthe inextricable, perturbent l’espace plutôt que de le raisonner, transforment le cercle de la pelouse en un paradoxe borgésien, celui d’un labyrinthe qui ne serait pas composé de murs, mais seulement d’ouvertures.

C’est alors qu’on entend une autre voix qui tente d’intervenir dans la conversation nouée entre l’oeuvre et l’espace. D’abord mince et fluette, elle prend courage, s’amplifie, interpelle et se fait entendre : c’est la voix du visiteur. On ne dira pas, la voix du «  spectateur », car ce serait condamner cet interlocuteur nouveau à n’être qu’un regard, là où c’est bien un corps qui se trouve convoqué, ce corps coutumier de franchir des portes, de traverser des passages piétons, de contourner des cubes de béton soigneusement alignés au rebord des places, et qui soudain, découvre des portes qu’on ne peut traverser, des passages piéton mis en vrac, des cubes de béton affolés ou encore, un socle transformé en escalier. Seconde proposition de Lulù Nuti, cet escalier – structure en métal accordéonnée qui descend du sommet du socle jusqu’au sol – est une sculpture qui abandonne son piédestal pour en ouvrir l’accès : et si le visiteur grimpait ces quelques marches pour s’installer à sa place et regarder le monde de haut ? Par de telles suggestions, les oeuvres du parcours esquissent une hypothèse : et si l’inscription d’une oeuvre dans l’espace public pouvait avoir comme fin, non pas d’attirer le regard et de susciter l’admiration en se hissant, bien en vue, au centre des places et des carrefours, mais plutôt, de nous déplacer légèrement, de nous obliger à réorienter des trajectoires devenues inconscientes tant elles sont intégrées, à faire un pas de côté et à découvrir que ce pas de côté pourrait être le commencement d’une histoire dont les premiers mots, sans doute, seraient : A se déplace maladroitement en A’…

Nina Léger