Cellule(s) de mémoire
Ce texte est publié à l’occasion de la quatrième édition d’OFFSCREEN à la Salpétrière. (octobre 2025).
La pratique de Quentin Lefranc (né en 1987), à la croisée des chemins entre objet, sculpture et architecture, ne cesse d’interroger la porosité entre ces pratiques et de les faire dialoguer dans un espace plus ou moins (dé)limité. Nourri d’influences artistiques qu’il revendique telles l’Arte Povera ou le minimalisme américain, son travail explore le rapport d’une identité, d’un corps, parfois le sien, à l’espace d’exposition. Car ce dernier, au-delà d’être un simple lieu d’accueil pour les œuvres qui y sont présentées, revêt un rôle tout aussi important que ce qui se joue en dedans. Qu’elle soit tantôt extérieure, traversante ou white cube, la nature du lieu fait invariablement œuvre à part entière. Ainsi, pour un artiste dont la pensée s’emploie à déjouer le concept de limite et de frontière entre le public et l’œuvre, venir la déployer dans une ancienne cellule de détention, n’est-ce pas le défi ultime ?
Entre les murs de la Salpêtrière, ancien hôpital aux allures d’asile ou de prison où étaient enfermées les femmes indigentes, jugées aliénées ou débauchées ainsi que les orphelines, le plasticien choisit de venir habiter le lieu différemment, de jouer de ces contraintes spatiales tout en explorant l’idée d’effacement de soi et de son image. Car la question de l’identité a toujours fortement imprégné le travail de Quentin Lefranc. Qu’il s’agisse de la retranscrire et de la faire figurer dans toute sa corporalité, ou au contraire de l’évoquer en ne conservant que des restes de sa suppression, l’artiste, l’homme demeure. C’est dans cette tension entre présence et absence, cet interstice entre le visible et l’invisible que la pensée de Quentin Lefranc se déploie.
Autorittrato (2025) en est une manifestation éloquente. L’artiste, dont le visage est photographié de face, vient lui-même s’effacer et disparaître sous sa propre action. Le visage est rayé, anonymisé, oublié, à l’instar des milliers de femmes entre ces quatre murs. Ne reste que la mémoire du lieu ou ici du geste. La démarche est similaire dans Autoportrait impossible (2023-2025) ou Devolution (2024), où cette idée de la trace qui perdure après l’acte de destruction est réitérée. Passés à la déchiqueteuse, les documents qui attestent de l’existence de l’artiste ou d’autres individus sont mécaniquement réduits en lambeaux pour venir trouver une nouvelle existence et faire corps autrement ; d’une part dans des tubes posés verticalement et d’autre part pressés et remodelés en base de colonne : des vestiges architecturaux de vie(s) passée(s), ou bien une sorte d’ADN cachée dans la cellule, où chaque fragment offre la possibilité vertigineuse d’un potentiel invisible à l’œil nu.
Lorsqu’on découvre ces pièces dans ce lieu, on ne peut s’empêcher de déceler une sorte de pudeur dans le geste artistique, comme si Quentin Lefranc, conscient du poids historique que ce bâtiment porte en son sein et du passé traumatique dont il est chargé, venait y laisser une empreinte délicate, questionnant à son tour la notion d’invisibilisation.
Quant à l’œuvre Around nothing (2019-2025), qui peut se voir ici comme une boîte dans une boîte, une cellule dans la cellule, elle interroge l’idée même d’espace à soi, voire de définition de ses propres limites topographiques. Cette boîte en apparence refermée sur elle-même est en réalité composée de panneaux de verre permettant de voir dedans comme dehors et de proposer un passage de l’intérieur vers l’extérieur. Alors même que l’image reproduite de l’artiste reste prisonnière du dispositif, le regard du spectateur ou de la spectatrice est libre de s’y poser mais également de le traverser voire de s’en évader. Les tirets noirs qui recouvrent le dispositif, comme des étalons de mesure, viennent répondre de façon paradoxale à l’apparente liberté de la transparence : être constamment ausculté·e, évalué·e, identifié·e devient non plus une condition de notre liberté contemporaine, mais la prémisse à l’enfermement du diagnostic.
Serait-ce alors une manière pour Quentin Lefranc de nous montrer que les limites que l’on s’impose en tant que visiteur·euse, en tant qu’individu, ne sont in fine que mentales ? Ou bien de questionner notre propre rapport à la norme, au bilan, au fragment ?
Jessica Watson