Timeless – Entretien avec Thierry Raspail.

Sans fard, sans bord et comme sans surface, l’œuvre de Quentin Lefranc joue avec le site qui l’expose. Matériaux empruntés au registre de la construction, verres miroitants et tubulures, s’associent magistralement au temps arrêté des photographies posées au sol ou collées au mur, le plus souvent réalisées dans le lieu lui-même. Dessiner les vides et penser l’espace. 

La nouvelle expo de Quentin Lefranc s’intitule Timeless. Elle présente un ensemble de 15 pièces créées entre 2022 et 2024. Toute l’œuvre se tient entre transparence et opacité, car c’est entre les choses que tout se passe, entre. Quentin Lefranc s’entretient ici avec Thierry Raspail commissaire de l’exposition. 

Thierry Raspail : La plupart du temps, VOIR consiste à RECONNAÎTRE ce qui nous tombe sous les yeux. Il me semble que rien dans ton travail n’est à reconnaître, mais que tout est à PERCEVOIR? 

Quentin Lefranc : J’ai d’abord commencé par peindre des formes oscillant entre figuration et abstraction. Les réactions étaient assez décevantes. Les observateurs cherchaient plutôt à identifier les figures qu’à comprendre. Ces jeux de devinette ne m’intéressaient guère. Puis j’ai expérimenté ces formes dans l’espace. Loin des questions propres à la représentation, d’autres problématiques ont surgi. Celle de l’échelle, le rapport au corps, l’occupation et la circulation que la proposition engendrait dans le lieu. Des sculptures qui n’avaient ni haut ni bas, et qui pouvaient rouler sur elles- mêmes sont vite apparues. L’attention était portée sur le potentiel de jeu. Les dérouler dans l’espace, me permettait de mieux décortiquer mon sujet, de saisir, prendre connaissance des caractéristiques moins par la raison que par les sens. J’aime cette idée que les choses se construisent dans un mouvement et que les focales se multiplient. 

TR : Tes œuvres sont souvent des lignes dans l’espace ou des plans de verre transparents comme s’il s’agissait de ne pas renfermer l’objet sur ses propres limites et laisser se propager le regard. Dans ce cas elles sont le produit d’association de matériaux souvent empruntés au domaine de l’architecture (tubes acier, verres réfléchissants, etc.). Comment joue cette physicalité avec l’espace autour. S’agit-il de « gérer le vide » à la manière de l’architecture japonaise que tu aimes citer ? 

QL : Les vides ne sont pas à dissocier de mes propositions, et comme dans la pensée japonaise de l’architecture, ils font partie de l’œuvre. Il m’est nécessaire de borner le vide, de le dessiner, de marquer là où il commence et là où il se termine. Pour mettre en avant cet invisible, je n’ai aujourd’hui pas trouvé d’autre solution que d’y apporter par contraste des éléments matériels. 

Glashaus répond assez bien à la question. Elle est faite de trois plaques de verre miroitant adossées à une structure tubulaire de façon à ce que les surfaces se regardent, correspondent et accompagnent l’opérateur dans sa promenade. Elle capture son déplacement, l’apparition de son reflet, tout autant que son immédiate disparition. L’image est dans un mouvement perpétuel, insaisissable, fantomatique. Elle se multiplie au fur et à mesure du parcours. Le lieu et la sculpture se répondent, interagissent. L’espace s’expose à travers la proposition. 

Pour que mon vocabulaire ne soit pas assigné au champ de l’art, il m’était nécessaire de choisir des matériaux que l’on retrouve ailleurs, en particulier dans la banalité de l’espace urbain. Le verre miroitant est celui de certaines façades de bâtiment. La spécificité de ce matériau est de laisser voir et de structurer l’espace, et par le reflet, de donner à voir sans rien cacher. J’utilise également des structures en acier inoxydable, matériaux de l’accastillage des lieux publics dont l’usage est de guider, accompagner le déplacement. Son aspect satiné vient capter les couleurs et mouvements de son environnement pour s’intégrer à celui-ci. Il en est de même pour l’aluminium utilisé comme fond pour certaines images. Elles sont directement tirées sur la plaque brute, sans-papiers pour mieux absorbé la lumière. L’enjeu d’une certaine matérialité est à la fois de converser avec le lieu et d’amorcer une possible expérience en s’y confrontant. 

L’usage urbain de ces matériaux nourrit également mes réflexions. J’aime observer dans la ville ce qui contraint, rythme, organise nos mouvements. 

TR : Chaque œuvre est autonome et pourtant chacune d’elle contribue à la construction de l’espace dans son entier. Est-ce une affaire de rapport d’échelle, de distances calibrées, de distribution dans l’espace? 

QL : Chacune vient interroger ponctuellement ses spécificités, son identité, parfois son histoire. Pour ces raisons, je ne travaille jamais en série. Je pense l’exposition comme un ensemble de problématiques connectées les unes aux autres par des ricochets. Une pièce développe certains points et en exclut d’autres. Chacune redéfinit, re-modèle sans relâche des problématiques liées à l’espace, au corps qui le parcourt. J’essaie de cerner alors ce qui est en jeu, de capturer sous tous les angles ce qui fait que l’espace est espacé, sans jamais le saisir, c’est en quelque sorte l’inconnu. 

TR : L’image photographique, au sol, au mur suggère le pas, la marche, le déplacement quasi chorégraphié, le mouvement immobile… Comment la photographie joue-t-elle avec l’espace ? Qu’est-ce que cet Auto-portrait impossible composé de photos déchiquetées posées en flaque sur le sol? A-t-il un lien avec Wilderness que l’on voit flou? 

QL : L’image est un fragment de temps archivé, la trace d’une expérimentation réalisée précédemment parfois dans le lieu lui-même. Elles ponctuent l’espace d’une présence au corps et apportent une autre temporalité. 

Que reste t’il quand on retire tout sujet : le temps, l’espace, un corps : mon corps. Pour l’autoportrait Impossible : des milliers de fragments photographiques sont la tentative de sa représentation totale, une énumération complète, une investigation sans fin. Je cherchais à tout saisir en multipliant à l’infini les points de vue jusqu’a ce que chaque détail deviennent l’impossibilité de son accomplissement. 

Wilderness a une perspective courte, c’est presque un cul-de-sac. Elle introduit un ailleurs, pour mieux nous faire revenir au lieu lui-même. 

TR : Les choses ne sont pas compartimentées. L’hypothèse du continu est centrale dans ton travail. Comment la ligne sous toutes ses formes joue-t-elle dans l’exposition? 

QL : La ligne, elle est maximale, son dessin va d’un bord à l’autre de la galerie, commence par l’entrée et s’achève dans l’image. Point de fuite infini, inaténiable, dont le récit est à continuer. Elle n’est pas une frontière, elle est plus un geste qui traverse l’exposition et vient confronter deux concepts indissociables et omniprésents dans mes recherches qui sont l’espace et le temps. Cette ligne reçoit en elle le récit de l’exposition. De part et d’autre, s’entrelacent et se répondent d’autres œuvres comme Glashaus. On passe d’une proposition au point de fuite sans fin, à l’image insaisissable sur l’écran de verre qui capture l’actualité de son environnement. J’aime ce paradoxe qui place l’œuvre dans cette infinie actualité. 

Timeline est aussi un cheminement. C’est une double ligne qui vient terminer l’exposition. La première est au sol, régulière, et donne la mesure. La seconde, déraisonnable, joue les détours, s’entrelace dans l’espace jusqu’à faire face à ce dernier mur. 

TR : La multiplication des focales dans l’espace dessine des trajectoires de regards multiples. À notre époque qui exige des réponses simples et immédiates à des questions complexes, tu sembles à « contre-temps » tout en étant au cœur du temps et du tempo. Est-ce une réponse de nature politique au monde simpliste ou une revendication pour l’insaisissable? 

QL : Notre époque aimerait être simple et compréhensible avec une certaine immédiateté. Ce n’est qu’une réponse à la grande complexité dans laquelle nous nous trouvons. Il n’y a plus une histoire, mais des histoires, des paramètres, et de nombreux scénarios possibles, dont chacun a sa raison d’exister. Mon intérêt pour les mouvements browniens est né de ce constat. Ils sont une tentative de modéliser une réalité complexe. Ils décrivent l’indescriptible et tentent de donner un sens à ce joyeux bordel. Surtout, ils rappellent que l’incertitude est la seule constante. La production exponentielle d’images reflète notre société et résume la complexité de notre temps. Face à cette surex-pension, je ne me voyais pas renchérir. Une physicalité de la sculpture rattache au concret. Sa confrontation à l’espace oblige à un engagement physique. Elle est obstacle au parcours et territoire occupé. Face à cette matérialité, l’intérêt apparaît quand les choses s’échappent, quand les chemins et les possibilités deviennent multiples, quand une certaine errance identitaire se fait sentir. Je suis à la fois dans cette situation concrète qu’offre la sculpture et dans une réponse engageant le corps dans une pratique sensible de l’espace insaisissable et infini.