Amorce(s)

Exposition personnel à la galerie Joy de Rouvre – du 25 mars au 7 mai 2022 – Genève.

Entretiens avec Pierre Belloni :
Pierre Belloni : dans ce recyclage généralisé commun aux arts plastiques actuels, tu as décidé de travailler avec un ensemble de dispositifs pouvant associer tant sculpture que photographie, musique, peinture, architecture et design. En ce sens, ton travail est en quelque sorte une synthèse de diverses propositions qui convoquent plutôt un vocabulaire formel minimal. Je rajouterai que ta démarche — tout comme le minimalisme américain d’ailleurs – suscite également la participation du spectateur avec cette obligation qu’à celui-ci de se déplacer – rompant ainsi le point de vue unique de l’œuvre classique ; ce faisant l’antagonisme entre l’art et la vie se dissipe puisque les limites existantes s’effacent.

En évoquant cette participation physique du spectateur, il faut remarquer que l’autre versant de sa participation est celui lié à sa mémoire culturelle ; en effet, tu composes constamment avec des éléments existants connus (par exemple les chaises de Donald Judd ou celles de Gerrit Ritveld) ou réinterprétés comme Au centre rien avec une pièce tridimensionnelle à mi-chemin entre une sculpture de Ronald Bladen ou un Non-site de Robert Smithson. Quelle est la part de ta volonté de remise en cause de l’autorité conférée à l’artiste traditionnel (l’artiste qui composerait avec force talent et inspiration) et celle provenant de ce répertoire (réservoir) culturel dont tu te sers ?

Quentin Lefranc : je ne crois pas trop au talent ou à l’inspiration. Cela me semble assez réducteur de la vision de l’artiste qui attendrait que quelque chose lui tombe dans les mains ou sur la tête. Je pense que la force des artistes est d’avoir une certaine conscience des problématiques de leur temps aussi bien d’un point de vue artistique que global : matériel/politique/idéologique/sociétal.

Les artistes du mouvement minimal ont su répondre aux surenchères de l’expressionnisme abstrait par des formes ordinaires, saisissables d’un regard. Ils ont matérialisé leur geste avec ce qu’ils avaient sous la main ou que l’on trouvait au coin de la rue. Cela a grandement participé à les inscrire dans le contexte qui les a vus naître et dans l’histoire. Mais ils n’ont pas inventé ces figures géométriques et ne sont pas les premiers à les utiliser ; à cet égard, on peut regarder certaines perspectives de Hans Vredeman de Vries. Mais finalement, le minimalisme n’a duré que peu de temps et très vite des artistes comme Donald Judd ou Tony Smith ont complexifié leurs propositions afin qu’elles soient autre chose. Mais il y a dans leur manière d’aborder l’œuvre un certain dépouillement et une précision que l’on retrouve aussi dans le modernisme et auquel je tiens.

Néanmoins nous ne sommes plus le contexte des années 1960. Aujourd’hui utiliser des formes ou des matériaux demande une attention sur la manière dont on les consomme et à ce que l’on fait avec leur histoire. La facilité avec laquelle l’on se documente désormais nous oblige à utiliser un vocabulaire choisi et informé. J’essaie de comprendre pourquoi ces formes me fascinent, quelles sont leurs histoires, quels sont les gestes qui les ont faits naître et ce qu’ils impliquent. Mes propositions ne sont pas faites de formes autonomes et originales, mais d’éléments sélectionnés au sein de notre répertoire culturel. Les emprunter me permet de manipuler les fragments d’un scénario collectif pour les associer à d’autres formes dans un réseau plus complexe. Ainsi je relance les dés pour continuer leur histoire autrement: ainsi les systèmes se superposent, se décalent et ces entités parfaitement définies s’organisent dans des glissements. J’aime regarder comment un réseau prolifère par enjambements, ponts, arcs et observer la manière dont tout ceci peut déborder, se rejoindre, s’expanser. Les formes n’existent que par les multiples facettes où elles s’actualisent.

Au centre rien, peut être rapproché de certaines de ces propositions artistiques des années 1960-70, mais j’ai aussi associé sa forme au mobilier urbain et restrictif qui organise les déplacements et les flux dans les villes. J’aime penser l’œuvre au centre d’un ensemble pour produire des espaces de rencontres et d’échanges.

C’est sûrement en portant une grande attention aux vocabulaires plastiques et en les nettoyant de tout ce qui est bavard qu’un certain aspect minimal apparaît. Mais plus qu’une esthétique c’est une action ou activité restreinte que je cherche à mettre en place. À travers chaque proposition je prends position et joue avec la limite de l’œuvre. Pour cela, je détermine ce qui fait son intériorité, son extériorité et observe ce qu’elle implique tant du point de vue spatial, que de celui de son aura et également du réseau référentiel dans lequel elle vient s’inscrire. Au centre rien questionne la localité de l’œuvre ; est-ce l’espace encadré ? L’espace reflété ? L’espace autour ? Ou alors l’ensemble référentiel ? Poser ces questions m’intéresse plus que les réponses. Si j’attaque une autorité, c’est sur la limite de l’objet de l’œuvre plus que le mythe de l’artiste.

Pierre Belloni : je crois que tu as un penchant particulier pour le travail de Robert Morris ; une pièce comme Action Statique me fait penser formellement à ses Steel Mesch. Mais finalement quelle est l’influence de Robert Morris ou d’autres artistes sur ton travail ?

Quentin Lefranc : oui j’ai beaucoup regardé l’œuvre de Robert Morris. J’ai observé quels étaient les écarts et les réponses qu’il affirmait avec l’art minimal en introduisant du reflet avec Mirrored Cubes ou de la transparence avec les Steel Mesh ou de la mollesse avec les Feutres. C’était en quelque sorte un pied de nez aux objets clos de Donald Judd et une manière de remettre du sensible, de la vie et d’impliquer le lieu, le spectateur. Je suis aussi très attentif aux propositions et aux écrits de Dan Graham. Il a eu un regard critique sur l’environnement et s’est beaucoup nourri des autres disciplines comme l’architecture, la mode, la musique… Cela a participé à ma volonté de m’éloigner d’un travail formaliste pour tenter de placer mes recherches au cœur d’un réseau plus varié, perméable, parfois interdisciplinaire.

J’ai aussi regardé avec intérêt ce qui se passait en Europe à la même période avec l’Arte povera : Mario Merz, Michangelo Pistoletto, Giovanni Anselmo ; leurs approches respectives étaient très différentes, mais il y a une épure et une rigueur dans leurs propositions qui me tient à cœur. Aussi à la différence des Américains leur attitude ne peut pas être comprise sans prendre en compte l’important patrimoine dont ils ont hérité. Bref, je pense qu’observer les différentes facettes d’une œuvre ne peut se faire sans l’étude de l’environnement, de l’histoire et du contexte qui les a vues naître. Une œuvre n’est pas un objet isolé et clos.

Pierre Belloni : tu ne tentes pas de dominer l’espace où ton travail s’inscrit, mais plutôt tu cherches à t’y insérer en pratiquant une forme de mise en scène n’est-ce pas ?

Quentin Lefranc: oui, la mise en scène, si on va au-delà du côté théâtral et dramaturgique, serait la prise en compte d’un espace que l’on organise afin qu’il soit parcouru et expérimenté. Mes propositions dessinent des vides, cloisonnent, créent des frontières perméables, des cadrages, des écrans qui ne sont que prétextes à l’exploration du site. Aujourd’hui, tout est mis en scène : les œuvres, les espaces privés, le quotidien afin que tout puisse devenir élément de communication. Je suis plutôt intéressé par les potentialités d’expériences. C’est pour ça que je passe souvent par la maquette pour penser mes propositions et les projeter dans le réel. Elles me permettent d’observer comment aménager et contraindre l’espace, comment dessiner les chemins et préciser les formes que je vais utiliser. C’est une manière d’organiser des vides. Le labyrinthe m’a beaucoup captivé pour ses capacités à être insaisissable d’un unique point de vue et pour son côté déraisonnable. C’est l’opposé du minimalisme et à la fois c’est souvent un seul geste, un seul matériau qui se déroule.

Pierre Belloni : l’humour n’est pas absent de ton travail ; je pense en l’occurrence à la pièce MacGuffin ou le clin d’œil à André Cadere avec l’installation Parcours (Sans erreur). En ce qui concerne MacGuffin, tu veux dire que la peinture n’aurait plus vraiment d’importance, qu’elle serait désormais un leurre dans le contexte artistique actuel ?

Quentin Lefranc : poser cette question me suffit et je ne suis pas sûr qu’il faille une réponse. Néanmoins, la peinture pour la peinture a beaucoup nourri mes recherches. J’ai observé comment des artistes comme Daniel Buren, Claude Rutault et François Ristori se sont emparés du médium et ont exploité le support. Cette génération a réglé un certain nombre de questions concernant la peinture. Et si une empreinte picturale est présente dans mes propositions c’est par affection. Je m’en nourri et déplace certaines de ces singularités à d’autres supports.

MacGuffin est un objet peint, clos, que l’on pourrait associer dans d’autres circonstances à un socle dont le rôle est de révéler l’œuvre. Or il est suspendu dans une structure allant du sol au plafond et qui le rend inatteignable. Dans cette situation sculpturale, l’objet peint est plutôt l’objet A, l’objet du désir, celui qui donne un sens à la structure/sculpture. Il est le prétexte à allez-voir, il est le leurre qui fait que l’on regarde, il ponctue l’espace. Mais il n’y a rien d’autre à voir ! C’est l’objet d’un scénario sculptural. Toutefois, c’est un prétexte qui a une certaine qualité picturale ; j’ai passé un certain nombre de couches afin que la peinture ne soit pas juste une couleur, mais une matière en contraste avec la structure brute en bois. L’appareil de monstration est remis en jeu. Qu’est-ce qui fait sculpture ? Le socle ? La structure qui la montre ? J’aime utiliser les éléments génériques des médiums que je questionne et ce qui est mis sur le tapis est en définitive plutôt la question du support que de la peinture.

Le titre renvoie à un procédé cinématographique plutôt qu’au tableau. C’est une piste de lecture, un moyen de créer des perméabilités avec d’autres disciplines. La question du scénario, de l’espace, du temps on les retrouve dans bien d’autres contextes que celui de l’art. L’architecture, la philosophie, les mathématiques abordent aussi cette problématique et viennent régulièrement nourrir, mes propositions. L’humour n’est qu’un moyen d’y faire un délicat clin d’œil et d’ouvrir l’œuvre.

Pierre Belloni : comme tu le précises au sujet de MacGuffin, la peinture dans ton travail serait plus l’image de la peinture que la peinture en elle-même. Peinture témoin et précisément, son exécution de toile sur châssis de 60 x 80cm, est représentative de cela. En effet, nous sommes en face d’une toile moderniste hard-edge qui n’a pas d’identité particulière ; je veux dire qu’elle aurait pu être peinte aussi bien par Guido Molinari, que par John Armleder, ou encore par Hugo Pernet : un archétype, un témoin de la peinture moderne donc ! Et insidieusement, on trouve le même motif agrandi/développé en peinture murale dans l’autre salle. J’y vois là une manière de juxtaposer cet archétype et sa déclinaison et donc de questionner cette reconfiguration des éléments culturels dont tu es friand. Mais c’est peut-être aussi une manière de transformer le tableau et son autonomie relative vers une peinture qui s’insère dans l’espace et qui le montre ? Une manière de prendre possession de l’espace de la galerie et de ne pas le subir !

Quentin Lefranc : merci pour ce regard. C’est à la fois une peinture radicale et autonome qui pourrait être énoncée par écrit : une surface découpée en quatre bandes verticales de même taille. La première est blanche, la dernière est noire, les deux autres sont des gris intermédiaires. Elle pourrait exister que pour elle-même. Sauf que le résultat est un clin d’œil au petit nuancier que certains photographes utilisent pour l’étalonnage de leur image. Elle sert de référent à l’espace. Le Corbusier utilisait la peinture murale pour faire apparaître dans son architecture des effets de push and pull et ainsi orienter l’espace. Ici c’est une proposition concrète qui donne à l’espace un référent malgré l’évolution de la lumière au cours de la journée, des saisons, des objets environnants. On sait que la première bande est blanche et la dernière sera toujours noire malgré ses conditions de monstration. D’où le titre peinture témoin.

Pierre Belloni : Huis clos donne non seulement à voir l’espace de la galerie, mais nous confronte également à notre participation active de spectateur ; c’est aussi un dispositif qui répond à Au centre rien dans cette affaire de dialogue, de va-et-vient, que tu favorises entre tes pièces. Mais par rapport au Mirrored cubes de Robert Morris ou Tableau-miroirs de Michelango Pistoletto ou encore aux Mirror pieces de Michael Baldwin est-ce que Huis Clos engage-t-il quelque chose de plus qu’une relecture ? À savoir convoquer ces pièces historiques, les mettre en exergue pour leur rendre hommage à l’aide d’un nouveau protocole ?

Quentin Lefranc : Huis Clos est l’assemblage de verres miroitants fixés dans des châssis en aluminium qui servent habituellement à tendre les toiles. La spécificité de ce verre est qu’il n’a pas la dureté du miroir. Il laisse voir ce qui est en amont et en aval : son reflet et le mur derrière. J’aime ce paradoxe. On est à la fois dans la matérialité du tableau et de la fenêtre. Mais ici elle ne débouche sur rien, il n’y a rien à voir : que le lieu, et très narcissiquement son reflet.

J’aime que l’œuvre vive avec le déplacement du spectateur et l’espace dans laquelle elle se trouve. Ça fait une image qui ne se fige jamais, une image qui est dans le présent. Pour Au centre rien, le fonctionnement est le même déplacé dans une situation sculpturale. C’est un territoire occupé par la sculpture dont on fait le tour pour la saisir et à son tour, elle vient refléter notre appréhension.

Mon intention était de développer certaines propriétés territoriales du tableau et de la sculpture. On ne peut pas travailler sur ce qui définit ces médiums sans prendre en compte ce qui a été fait en amont et indirectement s’y référer. On ne peut pas se servir du miroir sans penser à ces artistes que tu cites. Mais l’utilisation du reflet n’est pas spécifique aux années 1970 ; elle a une longue complicité avec l’histoire de la peinture. De plus, je voulais être dans le vivant, ne pas être dans l’image qui devient trop vite celle d’un temps révolu. L’image fantôme, me permet de me concentrer sur le bord de l’œuvre. L’absence de figure permet de jouer avec ces conditions d’existence. Ce qui reste, en relation à l’espace, est prétexté à expérimentation. Ce ne sont donc pas que relecture, plutôt des pas de côté.

photo : Annik Wetter / courtesy : Galerie Joy de Rouvre