Carnet de recherche — émeline jaret

« Espèces d’espaces », entretien avec Quentin Lefranc

 — Malakoff, 27 mai 2021

Émeline Jaret – Nous nous sommes rencontrés autour de discussions sur le Onze rue Clavel et nous avons des références artistiques communes, dont nous avons l’habitude de parler et parfois plus que de nos recherches respectives. Je vois cet entretien comme l’occasion de reprendre nos discussions, à partir de ta pratique artistique et de tes modalités de travail. Puisque nous avons également l’habitude de discuter du système économique de l’art, il me semblait logique de débuter par une question qui concerne ta propre économie artistique. Celle-ci est relève d’une relative autonomie vis-à-vis de l’appareil d’aides publiques – moins par choix que comme conséquence des contraintes qu’elles imposent –, mais tu as tout de même fait quelques résidences, par exemple.  

Quentin Lefranc – J’ai fait quelques résidences, en effet, mais très peu. Le rythme de ce qui m’a été proposé jusqu’à présent ne correspond pas à ma temporalité de travail ni à ma méthodologie. Je construis chaque pièce sur cinq à six mois, parfois un an. Je développe plusieurs projets en même temps. Je travaille sur l’un puis sur l’autre avant de reprendre le premier. Chaque proposition avance simultanément. Faire une résidence m’obligerait à interrompre les réflexions en cours. Il existe déjà beaucoup d’occasions de créer des ruptures avec les projets spécifiques, les déplacements, les expositions. J’essaie de rester concentré et de minimiser ces interruptions, pour conserver un espace et un temps d’expérimentation. De plus, répondre à un appel à candidatures demande beaucoup de temps et rares sont les retours. J’aimerais pouvoir présenter plus de dossiers, mais ma priorité est de faire progresser mes recherches à l’atelier ou à l’extérieur, rencontrer des personnes, échanger avec des interlocutrices et interlocuteurs susceptibles de m’aider ou de collaborer.

Il m’est néanmoins arrivé de faire quelques résidences qui ont été importantes dans le travail. La première à laquelle j’ai participé ressemblait plutôt à un atelier de recherche, pendant ma 2e année à l’École d’art de Rueil-Malmaison. Elle s’est déroulée sur un mois en 2010, au Centre National des Arts Plastiques (CNAP), pendant lequel j’ai discuté avec l’ensemble du personnel. À travers ces rendez-vous, j’ai passé un certain temps à comprendre le rôle et les missions respectives des unes, des uns et des autres, à la fois dans l’entreprise et dans le monde de l’art. Cette résidence était organisée par Liliane Viala (professeur) et Pierre Oudart, alors directeur adjoint du CNAP. En discutant avec le service de récolement, qui était chargé de vérifier la présence des œuvres, j’ai appris que ces dernières possédaient toutes une existence juridique, y compris les œuvres détruites. C’est à partir de cette information que j’ai développé un projet qui a consisté à faire la mémoire du travail du service de récolement – qui déménageait d’un étage au même moment – en traçant au mur une sélection d’œuvres présumées détruites. J’ai dessiné au crayon l’encadrement de l’espace qu’aurait occupé l’œuvre et j’ai ajouté un cartel indiquant ses informations. Souvent, le titre donnait une idée du sujet représenté dans le tableau détruit. Ce projet s’appelait Pas d’image, en référence à cette mention qui était indiquée dans tous les dossiers de récolement. 

ÉJ – Cet atelier de recherche avait la forme d’une « résidence en entreprise », mais dans une entreprise un peu particulière puisque le CNAP est un opérateur du ministère de la Culture. 

QL – Oui, c’était un travail au sein d’une « entreprise » liée à l’art, où j’ai mis en valeur le travail d’un de ses services centraux et ce problème juridique autour de la question de l’existence des œuvres. C’était un projet important dans la mise en place de mon travail. C’était un premier pas dans le milieu de l’art, qui me permettait de « quitter » l’école pendant quelques semaines. Les deux écoles que j’ai fréquentées, d’abord l’École d’Art de Rueil-Malmaison, puis l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs à Paris, étaient, au début des années 2010, assez repliées sur elles-mêmes. Elles représentaient des enclos un peu utopiques, dans lesquels on évoluait très loin du milieu de l’art. Les recherches qui en résultaient étaient par conséquent assez autonomes, très peu contextualisées, trop éloignées de la réalité.

La seconde résidence que j’ai faite était au Japon et faisait suite à Jeune Création, où j’avais obtenu le prix du Palais des Paris, en 2016. Pendant cinq semaines, je disposais d’un logement, d’un atelier et d’une bourse, avec pour objectif de réaliser un projet dans la ville de Takasaky. Ce séjour a surtout été un moyen de réfléchir à la position occidentale de l’art et à la manière dont il est perçu au Japon. J’ai beaucoup échangé avec des Occidentaux vivant là-bas et des Japonais ayant vécu en Europe, pour saisir les allers-retours entre une pensée occidentale et l’image véhiculée par l’Occident sur le Japon. Un point sur lequel je me suis appuyé est la similarité formelle entre l’architecture traditionnelle japonaise et l’architecture moderne que nous connaissons. J’aime comprendre comment les formes circulent à travers les époques, les territoires, les disciplines. Cette observation m’a permis de développer des informations sur des positionnements artistiques et philosophiques différents. Cette résidence m’a aussi montré que le système de l’art est différent de celui que nous connaissons. Au Japon, il n’y a pas de marché, ni vraiment d’histoire de l’art telle que nous l’envisageons, et l’économie autour de l’art est totalement autre. La finalité des œuvres est ainsi très différente. C’est incontournable de pouvoir observer d’autres systèmes. 

Enfin, en 2017, j’ai fait une nouvelle résidence à l’occasion du Voyage à Nantes, avec Romain Boulay et l’association MPVITE, pendant trois semaines. C’était une résidence de production. On a pensé tout le projet en amont, par le biais de maquettes et de dessins, de plans. Le temps de résidence a consisté à travailler sur le territoire pour la réalisation l’œuvre. 

ÉJ – Ces résidences, dans des contextes très différents, ont finalement en commun d’avoir eu un impact fort dans ma formation personnelle en tant qu’artiste. Comme tu l’as dit, celle au CNAP t’a permis une première rencontre professionnelle avec le milieu de l’art ; celles au Japon et Nantes semblent avoir initié ou conforté une méthodologie de travail qui est la tienne et qui s’appuie sur l’observation du territoire où se déploiera un projet. L’un de tes projets en cours s’appuie également sur un système de résidence, peux-tu en parler ?

QL – C’est une résidence de recherche avec une entreprise qui s’appelle LSB La salle blanche et qui conçoit des blocs opératoires et des espaces aseptisés pour le milieu pharmaceutique. Elle fabrique des cloisons faites de châssis en aluminium et de panneaux en stratifié HPL (pâte cellulosite compressée, résinée, etc.), c’est-à-dire du matériau très résistant, adapté aux conditions chimiques des laboratoires et des blocs opératoires. Ce projet est né d’une invitation de Robert Fougerouse, ancien directeur de l’entreprise et collectionneur d’art. Il a passé une partie de sa vie à construire des espaces dans lesquels est soigné le corps. Mais Robert considère que ces espaces ont oublié l’humain. En faisant appel à des artistes, il souhaite redonner une forme de sensibilité à ces activités finalement très techniques. Ma résidence s’est déroulée en deux temps, observation puis expérimentation. J’ai d’abord rencontré le personnel hospitalier, médecin, infirmier, directeur financier, etc., pour tenter de comprendre comment fonctionnaient les hôpitaux et les problèmes rencontrés. J’ai également observé la manière dont travaillait l’entreprise, entre autres les matériaux, les techniques utilisées. Dans un second temps, j’ai expérimenté notamment avec l’architecte Iris Jaquard, plusieurs projets dans mon atelier. L’entreprise m’avait mis à disposition différents matériaux. Je m’en suis servie pour expérimenter différentes choses et réaliser plusieurs maquettes. Comme je m’intéresse à l’espace, à la manière dont il s’ouvre et se ferme. Je suis partie de leur système de cloison et leur savoir-faire pour redonner de la respiration à des systèmes qui relevaient d’une pensée de l’architecture hospitalière assez ancienne, faite de cloisons opaques dont l’objectif est sanitaire et également pour protéger le secret médical. J’ai développé un projet autour de cloisons légères et partiellement transparentes, qui ne sont pas structurelles, mais sont simplement fonctionnelles. J’ai présenté mes propositions en février 2020, mais leur concrétisation a été interrompue à cause de la crise liée au COVID-19. Néanmoins, en attendant que certaines choses puissent peut-être exister au sein du milieu hospitalier, nous avons fabriqué une pièce labyrinthique, qui est montrée à la Biennale de Saint-Paul-de-Vence, avec les matériaux et les savoir-faire de l’entreprise.   

ÉJ – Au niveau de ta pratique, que te permet ce type de collaboration, autour de projets très spécifiques qui sont de l’ordre de la commande ? 

QL – Il est important de penser l’œuvre en dehors des circuits habituels et d’aborder d’autres territoires, c’est ce que m’ont permis ces résidences. J’apprécie beaucoup ces collaborations avec le monde de l’entreprise. L’échange avec ces interlocutrices et interlocuteurs, qu’ils soient ou non du monde de l’art, nourrit techniquement ma réflexion et enrichit ma pratique. Dans le projet avec La salle blanche, je n’aurais jamais été naturellement vers ces matériaux et ces savoir-faire. Sans cette invitation, je ne me serais pas posé les questions de l’art en milieu hospitalier sous cette forme — une chose est sûre, il n’était pas question d’accrocher un tableau dans une chambre d’hôpital ou de faire une fresque murale. Cela m’a permis de penser des projets autour de l’idée d’ouverture, de penser l’espace autrement, quitte à ce que cela vienne se fondre dans le lieu. Mes propositions transforment le lieu de manière plus ou moins visible. C’est une forme d’accompagnement de la vie, qui pense l’art au croisement du quotidien. Je travaille actuellement sur une autre pièce pour un open space, composée de cloisons en tôle inoxydable, perforée, poli-miroir. Chaque cloison va, par leur forme joue comme une parenthèse, isoler chacun des acteurs et des actrices de cet espace et réagencer le lieu. J’ai voulu ce matériau, car il reflète la vie des personnes qui travaillent dans cet univers. Il propose une transparence, mais constitue un paradoxe en montrant à la fois ce qui est derrière et devant. Ces cloisons vont contraindre l’espace, accompagner les déplacements, les postures, pouvant même, à terme, changer certains comportements. Ce type de collaboration dans un contexte spécifique est, pour moi, plus important que de réaliser un projet à l’atelier et de venir l’accrocher sur le mur d’une galerie ou d’un appartement. 

ÉJ – Dans ton document de présentation pour le projet avec La salle blanche, j’ai lu une phrase qui rappelle cette importance, pour toi, de questionner des situations et d’essayer de les déterminer : « Mon travail est avant tout tourné vers une pensée de l’espace, sur ce qu’il le définit et sur ce qu’il détermine. L’histoire de ces formes, à travers la sculpture, la peinture, l’architecture, son expérimentation, me permet d’entremêler les scénarios et de questionner certaines situations. ». La notion de « situation » est finalement celle qui relie tous tes projets, aussi différents soient-ils. 

QL – Oui, tout à fait. Mon œuvre est très matérielle, sa matérialité n’est importante que dans la mesure où elle s’inscrit en regard de l’espace qui va l’accueillir et avec lequel elle va fonctionner. L’espace autour à autant d’importance que la proposition. Ce qui compte, est comment la pièce travaille avec son environnement, par jeu de reflet, en créant des obstacles, en perturbant la circulation, ou en fragmentant l’espace lui-même. Ce développement autour de l’aura de l’œuvre m’emmène parfois vers des problématiques qui relèvent d’autres disciplines sans que cela ne leur appartienne. Je jouer avec ces limites, mais je ne suis ni architecte ni designer. J’aime questionner ces pratiques. On peut se demander à propos de mes pièces quel est leur statut. Cela a peu d’importance, ce qui compte est d’être au-delà de l’objet de l’œuvre. 

ÉJ – Tu empruntes à l’architecte une méthodologie de travail par la maquette notamment. Comment se fait le passage de la maquette à la pièce ? Est-ce qu’il t’arrive de reprendre certaines de tes pièces, de les modifier ?  

QL – Le travail de maquette aide précisément à ce niveau. C’est la phase préparatoire pour toutes mes installations. C’est une manière d’aller assez vite avec une facilité de production. Certaines sont réalisées, d’autres restent longtemps à l’état de maquette avant d’être repensées. La maquette permet de travailler sur plusieurs projets en parallèle et de les retravailler au fur et à mesure. Certaines formes sont récurrentes. Ma pratique relève d’un système, d’un réseau où les œuvres apparaissent simultanément et la maquette y participe grandement. Je peux en avoir plusieurs sur une table, ceci est plus difficile pour une sculpture à taille réelle. Pour le changement d’échelle, j’attends surtout qu’il y ait un projet pour les montrer. Lorsque je la réalise à grande échelle, je viens préciser le projet initial. Certaines modifications sont souvent de l’ordre de la simplification. Une chose réunit la petite version de sa réalisation, c’est la question de la sculpture. Je l’aborde soit comme élément central, soit comme enclos et/ou comme espace à parcourir. Ce sont les trois axes qui reviennent régulièrement dans mon travail. Ce qui m’amuse, c’est qu’il existe des croisements entre ces trois axes. Ranger tout cela dans des cases délimitées serait trop simple. Je préfère brouiller les pistes et relancer les dés sans cesse.

ÉJ – Cela me fait penser à Philippe Thomas, pour lequel certaines pièces ne pouvaient pas se réaliser sans le « bon » collectionneur pour la signer. Ce n’était pas nécessairement la bonne personne qui importait, mais plutôt la bonne situation et pour différentes raisons. J’ai l’impression que c’est le même cas pour toi. Est-ce qu’une maquette peut ne pas aboutir si elle ne trouve pas la bonne situation pour se réaliser ? Est-ce une histoire de rencontres ? 

QL – Oui, c’est une rencontre entre un environnement, une personne, un contexte. Il y a des œuvres que je ne montrerai jamais dans certains espaces, elles ne pourraient pas fonctionner – c’est quelque chose qui est vrai pour beaucoup d’œuvres, en fait. J’essaie de ne pas trop faire de compromis, certaines œuvres ont besoin de certains espaces – parfois pour des problèmes purement physiques et matériels, comme la taille de l’œuvre. Certaines pièces doivent être confrontées de telle manière par rapport au corps humain, pour que l’expérience se crée. Si cela ne peut pas exister, autant rester à l’échelle de la maquette, qui est un espace de pensée et de projection. Et si le travail de l’artiste est assez solitaire, la présentation du travail ne peut se faire seule ; il faut des personnes pour accueillir l’œuvre et la faire exister. L’art est une activité où l’échange humain est de haute importance.

ÉJ – Comment s’est forgée cette pensée de l’espace pour toi ? 

QL – J’ai passé beaucoup de temps à manipuler des œuvres et à observer la manière dont les gens se comportaient face à elle, que ce soit pendant mes études, quand j’étais surveillant de salles au Centre Pompidou ou encore régisseur pour d’autres artistes. J’ai beaucoup appris en observant les comportements, la manière dont les gens s’approchent d’une œuvre, à quelle vitesse, le temps pendant lequel ils restent devant, etc. J’ai aussi regardé les artistes installer leur travail, comme Claude Rutault, Peter Downsbrough ou encore Martha Wilson, avec lesquels j’ai travaillé, le temps d’un projet, ou de plusieurs expositions. J’aimais particulièrement observer comment il s’emparait de l’espace et quel intervalle était nécessaire pour eux. Les écrits sur l’espace et la sculpture de Richard Nonas m’ont également marqué. Je me souviens l’avoir vu travailler. Cela a été magique de comprendre que, pour une œuvre aussi radicale et minimale, le geste était aussi primordial. La pertinence de l’œuvre installée dans l’espace ne tient finalement pas à grand-chose et ne tolère pas beaucoup les compromis. Cette volonté de l’artiste n’est pas toujours retranscrite dans certaines présentations. Souvent on ne voit en l’œuvre que l’objet. C’est le problème aujourd’hui — on ne pratique pas assez les œuvres.       

ÉJ – Ce que tu viens de dire m’évoque la pratique de Judith Espinas qui a notamment réalisé ce qu’elle appelle des répertoires de formes, à partir de différents matériaux et couleurs – à l’instar des séries Décors / Des corps et De la nécessité d’avoir une bûche (dep. 2017). Elle explique que l’intérêt se situe dans la manipulation de ces formes par le public, qui en créant une installation vient construire une situation. Je vois une familiarité de pensée dans votre approche de la sculpture, même si vos travaux sont très différents. 

QL – La sculpture implique un engagement à la fois physique et économique. Dès qu’une sculpture prend une taille un peu conséquente, il faut penser à porter, déplacer, acheter des matériaux, puis la stocker. Ces différents paramètres relèvent d’un engagement autre que le cadre d’une peinture par exemple. On ne peut pas tricher avec certains matériaux : le verre, par exemple, casse dès lors qu’il n’est pas respecté, alors que l’inox est assez résistant. Aussi, si je n’ai pas anticipé ce que je souhaitais réaliser, cela devient une vraie bataille. Ce sont des aspects à anticiper, qui nous habitent, avant d’habiter l’espace et de proposer une expérience. Dans le système économique actuel, produire une sculpture est un engagement. Pour qu’elle existe, il faut l’essayer, respecter certaines étapes. Les maquettes m’aident à anticiper le rapport à l’espace, à savoir là où je vais et à préciser mon intention. Certaines choses fonctionnent en maquette, en simulation, mais pas dans l’espace. Je me souviens de l’accrochage d’une pièce qui s’appelait Granulation (2020) et qui jouait sur la fragmentation d’un cube. La pièce fonctionnait très bien à l’atelier, mais dans l’espace d’exposition, elle s’est trouvée confrontée à une autre pièce aussi fragmentée dans l’espace. Les deux luttaient entre elles. C’est une situation que je ne pouvais pas anticiper, mais il a fallu trouver une solution. L’autre pièce jouait les quatre coins du mur et j’ai répondu par opposition. J’ai regroupé la pièce, de telle sorte qu’elle soit condensée tout en conservant son aspect fragmenté. Certaines choses fonctionnent dans la pensée et pas dans le réel. 

ÉJ – À propos de ce rapport au réel, lors d’un précédent entretien avec John Cornu, tu expliques : « J’engage l’œuvre dans le réel, plutôt que de le représenter ou de le dénoncer ». Est-ce que tu peux revenir dessus ?  

QL – La question de la dénonciation dans l’art passe souvent par des médiums plutôt convenus et ne relève pas de l’engagement. Selon moi, l’image qui dénonce est le travail du reporter. Certaines sont magnifiques et très fortes, mais je pense que le travail de l’artiste est autre. Pour ma part, j’essaie de faire en sorte que mes propositions soient plus une manière d’interroger une situation, d’apporter une expérience, de favoriser des rapports humains plutôt que d’affirmer un problème. Le travail n’en est pas moins engagé pour autant – cela se passe à des échelles plus locales et moins autoritaires, je trouve. 

Il y a cependant quelques images dans mes propositions. Elles ajoutent une dimension qui n’est pas forcément physique. Elles sont la trace d’un geste ou d’une posture. Elles font le lien avec un autre espace. Elle relève d’un engagement dans le réel. Je l’ai introduite assez récemment dans le travail. C’était une manière d’emmener le travail au-delà de la forme et de montrer l’importance du geste dans mes recherches, d’y révéler un certain rapport au corps dans la pratique que j’ai de l’espace. Cette façon de penser est sans doute héritée de mon travail aux côtés de Claude Rutault ou de l’œuvre de François Ristori. Ils ont positionné la peinture loin de la représentation pour affirmer ses éléments essentiels et concrets. J’ai la chance d’avoir accès à de nombreuses archives et catalogues de cette période et j’ai beaucoup appris en observant cette génération d’artiste. 

ÉJ – Est-ce que ta pratique de l’écriture est du même ordre que ton rapport à l’image, c’est-à-dire qu’elle se situe dans un à côté de l’œuvre en venant la compléter ? Est-ce que l’écriture vient redoubler tes gestes ? 

QL – J’écris pour préciser ma pensée. Mes carnets comportent beaucoup d’écriture. On y trouve des citations recopiées, des pensées, des intentions, des notes critiques sur mes propres recherches. En les parcourant, des idées, des dessins, des formes reviennent régulièrement. On voit comment elles se précisent, et à partir d’elles, quels choix ont été faits. On utilise des formes qui ne viennent pas de nulle part. À travers ces carnets, j’essaie de voir pourquoi elles me fascinent, comment je peux me les approprier et avec quelles intentions. 

De la même manière, je passe beaucoup de temps sur les titres, à décortiquer certains mots, à tenter de comprendre leur sens, leur histoire. Les titres servent à emmener l’œuvre ailleurs. Je parlais de cette œuvre dont le volume a été éclaté dans l’espace, pour me mettre à la frontière de l’espace architectural, j’ai utilisé un mot qui fait un clin d’œil à Yona Friedman : « Granulation ». Le titre peut ainsi emmener l’œuvre vers d’autres disciplines ou dans d’autres espaces, comme l’espace littéraire. Il participe à l’espace enrichi de l’œuvre. À nouveau, cela rejoint mon usage de l’image photographique. Elle sert aussi à ne pas réduire mon travail uniquement à une pratique formelle. J’aime qu’il y ait un rapport simple à l’œuvre, mais que chacune d’elle vienne s’inscrire dans un système plus complexe.

ÉJ – En effet, tes titres reflètent souvent une idée qui se cache dans l’œuvre ou poursuivent la réflexion introduite par l’œuvre. Je pense notamment à A se déplace maladroitement en A’ ; […] ; (la narration pourrait commencer comme ça)

QL – C’est une œuvre de 2016 qui a été produite pour un espace événementiel, l’espace Carpeaux à Courbevoie, où se trouvent un théâtre, un conservatoire, etc. On m’avait proposé de montrer une œuvre dans le hall. Comme tout un tas d’images (affiches, signalétiques, etc.) remplissait déjà l’espace, il était délicat de venir accrocher quelque chose de plus au mur ou de jouer avec le point central de la sculpture. Il n’y avait pas de possibilité de rivaliser avec le contexte existant. J’ai donc passé un peu de temps à observer ce qui se passait dans ce hall et j’ai proposé ce qui était déjà là : un texte qui raconte le déplacement des visiteurs. C’était une pièce très discrète au sol, où les gens peuvent marcher dessus.  Une fois installées, les enfants se sont amusées à suivre les mouvements qu’elle proposait. Cela composait une boucle entre l’observation des comportements, qui a précédé la pièce, et les comportements qui ont suivi celle-ci. C’était une œuvre « située », et non pas in situ, car elle n’était pas dépendante du lieu. 

ÉJ – Cette pièce est située dans un rapport à son environnement, quand d’autres le sont aussi dans un rapport à ton « je », d’artiste et d’individu. 

QL – J’ai impliqué mon corps, assez récemment, dans certaines sculptures ou dans des documents accompagnant des sculptures. C’est une manière de montrer que mon travail n’est pas qu’un travail de forme, mais qu’il est aussi une implication de la vie et, en effet, de mon moi dans le rapport à l’œuvre. Si on regarde l’ensemble de mon travail, on peut retrouver des mesures similaires, soit par rapport à ma taille, soit par rapport à la taille des matériaux. Ce sont mes deux contraintes, en plus de celles du lieu qui accueille l’œuvre. Je travaille seul, j’ai rarement un assistant, donc il faut que je puisse manipuler la pièce tout seul et que je puisse la prendre avec mes deux bras. Cela a nécessairement un impact dans le rapport à la taille de la pièce et de son économie. Si je réalise une pièce de 3,10 mètres, alors que la plaque – le matériau dont elle est constituée – mesure 3 mètres, cela implique des coûts beaucoup plus importants pour les 10 centimètres supplémentaires. Le jeune artiste Alban Denuit, qui malheureusement n’est plus là, avait construit toute une étude sur le rapport entre les formats standards de papier, de palettes, de plateaux de semi-remorques, etc. Cela marquait le fait qu’une œuvre doit passer par une porte. Or, souvent les tailles de portes sont liées aux tailles des palettes. Tout se recoupe. Prendre cela en compte, c’est prendre en compte des systèmes économiques et des problèmes non uniquement esthétiques, et puis il faut stocker les œuvres. Récemment, j’ai réalisé Ether (2021). C’est une bulle en plexiglas qui a la même mesure que la palette. Le fait qu’elle tienne sur la palette me permet d’être sûr qu’elle va passer par la porte de l’atelier et donc par la porte d’une galerie, par exemple. Si j’avais choisi de faire 5 centimètres de plus, j’aurais dû démonter la porte de l’atelier, etc. 

ÉJ – C’est un aspect très présent dans tes autres pièces, Vitruvio (2021) et Office (2021). 

QL – Vitruvio est réalisée à partir des dessins et calculs de Vitruve. Les mesures du cercle correspondent quasiment à une barre entière d’inox. Cela peut paraître un détail insignifiant, mais c’est important dans la construction de la pièce. Dans Office, sur la photo, je manipule le patron d’une forme d’Archimède, qui a beaucoup travaillé sur la relation entre la forme de l’objet et sa relation avec l’extérieur. Le titre indique que l’intérieur devient l’espace de travail de la sculpture.  En d’autres termes, penser l’espace de l’œuvre implique un certain nombre de paramètres qui vont bien au-delà de son aspect esthétique. Et chacun de ces détails joue de manière plus ou moins importante sur la qualité de l’œuvre et de l’espace qui est impliquée, que cela soit pour sa faisabilité, sa présentation ou sa pérennité. Tout cela est à prendre en compte et aide au développement de l’œuvre. On verra comment la crise des matériaux et leur indisponibilité influenceront le travail dans les mois à venir.