Entretien avec John Cornu

L’entretien a été mené entre mars 2019 et avril 2020. 

⸏ 

John Cornu : Un des aphorismes bien connus de Paul Valéry questionne l’ontologie poétique comme suit : « La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie.1 » 

Je considère pour ma part qu’une œuvre effective nécessite une sorte de dialectique entre deux pôles. Le premier serait de l’ordre du normatif, soit un agencement d’intentions et de signes plus ou moins verbalisables mais sur lequel une forme d’entendement peut se partager, se comprendre. Le second en revanche nous échappe, il procède de l’ineffable, du vague telle une part maudite2 qu’il serait vain de vouloir saisir mais que l’on peut ressentir. Ma question est donc assez complexe car j’aimerais savoir comment, dans votre processus de création, vous gérez – ou pas – ce jeu de «va-et-vient» entre le maîtrisé et le lâcher-prise. Aussi, je me demande si cette grille de lecture intervient dans votre manière de recevoir le travail d’autres artistes. 

Quentin Lefranc : Pour moi ce jeu de va-et-vient, c’est l’art lui-même. Sans emprise, pas de lâcher-prise. Le jeu existe dans l’écart que lui offre la règle. L’erreur fait partie de mon processus. Elle ponctue l’élaboration de mes propositions et apparaît ensuite dans leurs mises en espace. Je la planifie, la provoque pour tourner autour de l’idée et la préciser. 

Dans mes maquettes, j’essaye un certain nombre de choses. Elles sont espacées de projection où je cherche à approcher un point d’équilibre entre mes intentions et sa traduction matérielle. Certaines erreurs ou écarts deviennent opportuns et dessinent de nouvelle situation. 

En enchaînant les expérimentations sur ce territoire réduit, j’en extrais une grammaire et un vocabulaire de formes, de signes et de matériaux. Ce sont ces outils nés de l’erreur qui me permettront de poser des choix. Mes propositions ne naissent pas du hasard, c’est en quelque sorte l’erreur qui les nécessite. Elle contourne le superflu et précise les propositions. Mes maquettes sont à la fois des «models» et des prototypes à échelle réduite. Les Italiens parlent de «bozzetto», il y a un peu de ça aussi. 

Puis vient le temps de l’échelle 1, celui de la réalisation grandeur nature. À ce moment-là, bien que mes maquettes donnent une idée assez fidèle de ce que je réalise, d’autres perturbations surviennent. 

Quand je mets en place l’œuvre, je dois penser la manière dont elle interagit avec l’espace. Concevoir un objet isolé est une chose, le faire exister en environnement en est une autre. Je dois faire des compromis et questionner ma proposition. Quel sens prend-elle face à une autre œuvre? Un lieu? Un contexte? Certaines choses m’échapperont forcément, mais ces contrastes transportent mon travail, ouvrent des perspectives que je n’aurais pas envisagées. Quant à juger du mariage de l’ébauche et de la méthode dans les œuvres d’autres artistes, c’est un jeu d’équilibre propre à chacun. Sa justesse dépend de la singularité de son œuvre. Ce qui m’intéresse surtout dans le travail d’un autre artiste c’est l’œuvre dans sa globalité, sa trajectoire, son positionnement dans le contexte qui la fait apparaître. 

John Cornu : Nous savons pertinemment que l’art implique, en grande majorité, une production d’objets, qu’il procède par et grâce à des réifications. Nous savons aussi que, des grottes pariétales aux installations de Felice Varini en passant par les fresques de Raphaël dans les chambres vaticanes, certains.es artistes pensent en termes de situation et non en termes de chosification. Certes un ou plusieurs objets produisent aussi des situations, mais l’approche, la structure intentionnelle n’est pas toujours la même. Les choix instaurateurs d’un Claude Rutault, d’un Daniel Buren, d’une Cécile Bart ou d’une Flora Moscovici – pour citer quelques Français.es – ou d’un Michael Asher, d’un Tino Sehgal, d’une Katharina Grosse ou encore d’une Teresa Margolles, ne sont pas comparables selon moi avec la production d’une Sylvie Fleury, d’une Alicja Kwade ou d’un Jeff Koons. Je ne cherche pas là à produire un jugement de valeur, mais à indexer une forme de compréhension de l’acte artistique. J’aimerais savoir comment vous «naviguez» entre ces deux pôles (objet vs situation), et comment vous les intégrez – ou non – dans votre cheminement créatif ? 

Quentin Lefranc : Cette dialectique « œuvre/situation » a été très puissante à la fin des années soixante et dans la décennie suivante, laquelle a beaucoup contribué à ouvrir le champ de l’œuvre. Je pense à des artistes comme Dan Graham, Robert Morris, Michael Asher, Mario Merz, Michelangelo Pistolleto et bien d’autres dont j’ai observé le travail et qui ont remis en question le rapport à l’œuvre à son espace. Mais l’objet fétiche domine aujourd’hui plus que jamais le marché et sa désacralisation n’est plus d’actualité. Cet art d’opposition s’est déplacé. Nous devons prendre en compte ces données, ne pas oublier ce qui a été mis en jeu et nous demander comment cet engagement peut exister aujourd’hui. 

En ce qui me concerne, je m’intéresse à l’aura de l’objet, plus qu’à sa production et surtout pas à sa fétichisation. Quel espace va-t-il occuper ? Quelles perturbations va-t-il engendrer ? Je ne cherche ni l’autonomie complète de l’objet ni le repli idolâtre. Je l’utilise comme un instrument qui modèle la situation. Sa matérialité est pour moi l’occasion de considérer son environnement, d’y dessiner des vides. Disposer une sculpture c’est placer un obstacle, c’est-à-dire tracer des chemins. Travailler la forme de l’objet, arpenter ses frontières, c’est choisir ce qui est à l’intérieur, donc aussi délimiter un extérieur. Je questionne la perméabilité de l’objet à la situation. 

Mais je conserve une certaine affection, presque filiale, pour cette génération d’artistes qui avait fait le choix de réintégrer l’art dans l’espace, qui a permis de sortir du cadre étouffant du tableau marchand. 

Chacune de mes propositions appartient au « situé », non à l’in situ. Si elles s’épanouissent en dialogue avec l’espace dans lequel elles se trouvent, elles sont rarement attachées à un lieu. Elles peuvent être déplacées et repensées en regard d’un autre espace. L’intention reste la même, mais elle a une nouvelle existence avec chaque présentation. Ces écarts m’intéressent et m’éloignent de l’œuvre comme objet fini. J’ai utilisé à plusieurs reprises le verre, car le matériau laisse voir au-delà, il transperce tout autant qu’il reflète son environnement. Mes œuvres ne sont encloses dans un cadre, mais convoquent un cadre qui vit avec chacune de ses « expositions ». 

John Cornu : Si l’on considère qu’une œuvre est un faisceau de fonctions – fonction poétique, fonction économique, fonction décorative, fonction critique, et j’en passe – et que toutes ces fonctions sont tressées en une seule entité, il m’intéresse de savoir comment vous réfléchissez cette idée d’être artiste et de produire des œuvres au regard d’une conscience politique voire idéologique. J’ai en tête ici des artistes tels Santiago Sierra, Jean-Luc Moulène, Sarah Lucas, Lili Reynaud-Dewar ou encore Andrea Zittel… En somme, comment pensez-vous votre travail artistique sur l’échiquier des idées sociétales et de cette grande mécanique des pouvoirs? Comment vous positionnez-vous face à ces questions déontologiques, à ces questions d’ordre moral? 

Quentin Lefranc : Suis-je le mieux placé pour délimiter le faisceau de fonctions qui traverse ma production ?
La question de la fonction de l’art, son histoire et son actualité, sont des données importantes dans mes recherches, mais ne sont pas les seules. J’observe continuellement d’autres disciplines, mais qui partagent des préoccupations similaires. Comment est traitée la limite dans les mathématiques, dans l’architecture ? Le concept psychologique de dénégation peut-il être associé à la sculpture? Que nous dit l’urbanisme du décentrement et des flux? J’utilise d’autres champs de vocabulaire pour tisser des liens vers d’autres domaines d’actualité, pour ne pas isoler mon questionnement. C’est une manière de positionner mes propositions. 

Une œuvre est un agencement de fonctions enchevêtrées, indémêlables. Je ne peux ni veux réduire mon travail à une fonction unique, une position critique frontale et systématique. Je préfère inscrire, avec mes matériaux, mes propositions dans un système plus équivoque. Je ne veux pas produire des utopies renfermées sur elles-mêmes, je ne veux pas substituer au fétichisme de l’objet celui de la fonction. Cependant, j’ai conscience que nous vivons un temps dans lequel les territoires sont perméables et sans cesse redéfinis. Ma production ne peut être pensée indépendamment du contexte qui la fait exister. 

Si je devais résumer en peu de mots le faisceau de fonctions que sont mes œuvres, je dirais : elles donnent forme au vide. Le manquement qui s’en dégage provoque des mouvements de corps et de pensée. En ce sens, je propose un parcours aux spectateurs. J’engage l’œuvre dans le réel, plutôt que de le représenter ou le dénoncer. 

Je ne veux pas contraindre le regard du spectateur sur mon travail ni l’isoler.
Je laisse une certaine part d’ambiguïté, pour que l’œuvre soit engageante. C’est une autre manière de se positionner : prendre part au réel, en venant le titiller. 

John Cornu : J’ai la sensation, pour ne pas dire la certitude, que l’art contemporain implique une forme d’économie des idées et que
nul ne peut se soustraire à cela. Il suffit de regarder les travaux de James Turrell, Michel Verjux, Ann Veronica Janssens, Anish Kapoor ou bien encore Olafur Eliasson. Il est facile ici de citer des artistes tels Nina Canell, Susanna Fritscher, Mathieu Mercier, Arnaud Vasseux, Bernard Piffaretti, Malissa Ryder ou même Mark Rothko et de faire des rapprochements entre vos différentes pratiques. Chacun.e comprendra les références citées. Il m’est arrivé – étant moi- même artiste – d’être confronté aux deux aspects de la chose : certains.es considèrent que vous reprenez des idées, quand d’autres pensent que vous avez été vampirisé.es. La question est un peu piquante, mais je suis curieux ici de connaître vos attitudes et prises de positions ? 

Quentin Lefranc : J’ai conscience d’utiliser un vocabulaire de formes et d’idées qui ne sont pas neuves, je ne les emploie pas innocemment. J’ai étudié les gestes et acteurs qui ont perturbé le support, le cadre, le territoire de l’œuvre. Je souhaitais comprendre la syntaxe dans laquelle je désirais m’inscrire. Je fais circuler ces formes consciemment. Savoir les sélectionner, savoir en faire l’économie, c’est passer de la citation à l’œuvre. L’histoire de l’art et les œuvres qui l’ont construite peuvent être vampiriques. Elles me servent à préciser l’intention de ma proposition, à la placer en regard de ce qui existe déjà, pour tracer d’autres chemins. 

Une œuvre n’est ni isolée ni isolable, elle n’est pas un système clos, pas une entité hermétique dans un espace refermé sur lui-même. Elle existe par les relations qu’elle tisse avec l’extérieur. Je préfère ne pas occulter le système auquel je fais référence et l’intégré à mes propositions par un jeu de citations plus ou moins directes. Je joue avec, interroge ces limites, fais un pas de côté et relance les dés. 

Il faut non seulement savoir faire distance avec les idées des autres, mais également avec ses propres idées, tout aussi aliénantes. Nous sommes dans un système complexe et l’œuvre est un petit fragment que je cherche à sertir. 

Que met-elle en jeu ? Quel champ d’activité ? Quel cadre référentiel ?… 

John Cornu : Cette dernière question condense un peu les précédentes. Pensez-vous construire une œuvre ou un.e artiste ? Comment cherchez-vous à façonner la chose ? Des sites internet aux réseaux sociaux en passant par le fait d’avoir les bonnes connexions, d’être là où il faut, bref toute cette mayonnaise qu’il faudrait faire monter… Que penser de la fameuse rente réputationnelle de Pierre-Michel Menger8, et de ce légendaire capital symbolique de Pierre Bourdieu9. Faudrait-il faire avec, sans s’aliéner pour autant ? Tous ces aspects ne sont-ils pas devenus, dans le fond et par extension, des matériaux ? Et dans ce cas ne sommes-nous pas l’incarnation d’une forme de libéralisme ? 

Quentin Lefranc : Une œuvre ou un artiste? Il n’y a pas de route toute tracée, et la singularité de nos recherches nous demande de réfléchir longtemps à cette esquisse. Je suis fasciné par les labyrinthes. Un lieu d’expérimentation dans lequel il faut faire des choix, des détours, des obliques, qui n’appelle pas un parcours défini ou unique. Il faut sillonner le territoire sur lequel on travaille, essayer des choses neuves, définir ses propres règles. Elles concernent aussi bien l’œuvre que la manière dont l’œuvre existe. En ce sens, il y a une certaine forme de libéralisme consubstantielle à la production artistique, puisque l’artiste dessine son propre système et cherche à déclencher des opportunités. Chaque œuvre étant singulière et exigeant des conditions de présentation qui lui sont propres. 

Mes pièces sont des installations, elles fonctionnent comme des cadres ouverts. Je travaille en correspondance avec l’espace vécu. L’image, la reproduction photographique est insuffisante. L’œuvre reste à vivre, à parcourir. L’internet, les réseaux sociaux permettent une grande source de documentation, de communication et d’information. Mais le capital digital n’est certainement pas le travail lui-même ni une manière de le faire exister. C’est un moyen de diffusion ni plus ni moins. Il tient informé un cercle de personnes plus ou moins restreint. Et puis un peu de chance aide à faire monter cette mayonnaise dont tu parles. C’est difficilement calculable.